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Figures du Fou
Du moyen âge aux Romantiques
Il fut un temps, nous l'avons oublié tant nous l'avons reléguée dans des espaces dédiés au spectacle ou aux soins, où la folie était une réalité quotidienne. Quelle signification avait-elle pour les hommes du moyen âge et de la renaissance ? Comment artistes et artisans en rendaient-ils la présence tant dans les œuvres d'art que dans les produits de luxe ou les objets de la vie qotidienne ? Le musée du Louvre tente de répondre à ces interrogations avec une riche et profuse exposition consacrée au sens et à l'expression de le folie du XIIIe siècle au XVIIe. Les organisateurs ont poursuivi l'enquête jusqu'aux années du néoclassicisme et du romantisme. Disons-le tout de suite cette dernière partie, sommairement évoquée est un peu sacrifiée. Elle aurait mérité une étude à elle seule. En fait ce long espace temporel se révèle plus succinct dans la réalité du parcours que le titre pourrait le faire penser. Il s'agit pour l'essentiel de deux siècles charnière le XVe et XVIe et d'un espace géographique qui se limite à la France du nord, aux Flandres, aux Pays bas, à l'Allemagne du sud et la Suisse alémanique.
En exorde, dans la première salle, le visiteur s'introduit dans un monde fantastique qui peuple sculptures, manuscrits, vitraux, gravures, objets de la vie courantes en ces temps où l'art était partout. Ici se bousculent des créatures hybrides et raffinées, le végétal s'y mêle au vivant en toute irrationalité. Artistes et artisans faisaient alors preuve d'une imagination délirante dans la création d'un monde fantasque et poétique.
En ces temps de foi rude, il n'était pire folie que de nier ou ignorer la présence et les injonctions de Dieu. La paraboles de vierges sages et des vierges folles, ces dernières ayant oublié leur devoir pour succomber au séducteur symbolisaient ce refus. Deux statues ornant un des portails de la cathédrale de Strasbourg, exposées de façon spectaculaire dans un décor évoquant l'architecture gothique, illustrent le propos. Le visiteur sera sensible à l'élégance des lignes, aux formes simples et élancées, au métier sobre de l'artiste qui se tient à l'essentiel. Le tentateur au sourire engageant, cachant dans les plis de son manteau les crapauds et les serpents symbolisant ses vices, fait face à l'inconsciente, qui pâme, ploie sous le désir, oubliant son devoir et précipitant sa chute.
Folie de l'oubli ou de la négation de Dieu, en symétrie, folie du mystique. Saint François, l'aventurier de l'âme, l'homme qui parlait aux oiseaux et apprivoisait les loups, en est l'image la plus sympathique. Une des premières représentations que l'on ait de lui, est son portrait encore proche des icônes de par sa raideur et le synthétisme de la silhouette, il voisine ici avec une séduisante miniature de la fin du XIIIe siècle toute en souplesse graphique et d'une grande fraîcheur : ce dialogue avec les volatiles semble sortir du scriptorium.
égarement de l'amour physique qui fait oublier à l'homme jusqu'au respect de lui-même. Le philosophe, pourtant le mieux à même de dominer ses passions, peut succomber aux charmes de la femme jusqu'à en perdre la raison, voire sa dignité. Tel Aristote acceptant que Phyllis le chevauche comme une monture rétive en lui tirant les cheveux (jeu sado masochiste?). La belle aquamanile en bronze du XIVe siècle représente le couple. Nous n'aurons garde d'oublier que l'aristotélisme est à l'origine de la scolastique, la philosophie du moyen âge, et qu'au delà de l'anecdote misogyne c'est aussi un rappel de ce qu'il y a de folie à dépasser l'étude des « vérités éternelles ».
L'amour courtois, certes moins corrosif sous son apparente aménité, ne saurait faire oublier que la Folie guette. Gravures, parfois pornographiques, tapisseries, peintures, déclinent le thème d'une douceur de vivre en quelque sorte sous surveillance. On sera surtout séduit par les tableaux aux couleurs aussi vives que brillantes représentant des groupes chantant, des couples mal appariés, des amants devisant, tous inconscients de la présence en arrière plan de la menace. Pieter Coecke van Aelst (1502-1550), le beau père de Pieter Brueghel, conclue la séquence avec deux élégants, richement vêtus, batifolant dans un paysage idyllique à la Patinir, surpris par la folie et la mort.
Le sombre moyen âge et la renaissance étaient des temps de peur. Peur de la météorologie et de ses caprices qui entrainent la famine, peur des épidémies qui éliminent jusqu'au tiers d'une population en quelques mois, peur des autorités incompétentes d'une férocité implacable, peur d'une église dont les prédicateurs menaçaient les foule de la géhenne, pour ne pas parler des bûchers allumés pour hérétiques et sorcières... Alors il fallait bien, pour que la marmite n'explose, tolérer les moments de folie où les hiérarchies basculaient, où la licence devenait licite dans un raz de marée de plaisirs effrénés... Pour un bref moment... Le fou, figure tutélaire de ces débordements, se précise alors. Vêtu d'un costume bizarre de couleurs violentes, coiffé d'un bonnet à oreilles d'âne, agitant sa marotte, dérisoire sceptre, il mène la danse jusqu'à l'épuisement, la stupeur, l'oubli.
L'image du fou est partout jusque sur les noix de coco que les explorateurs rapportent de contrées fabuleuses et que les joaillers habillent d'or et d'argent ; il arpente la cour du prince qu'il fait retentir du bruit de ses sarcasmes, de ses plaisanteries, de ses provocations – nous avons conservé le souvenir de quelques-uns : Triboulet, bouffon du roi René, Coquinet, sot du duc de Bourgogne, leurs portrait sont là dus aux meilleurs artistes...- ; il scandalise la ville en proclamant à voix haute ce que l'on pense tout bas ; il sévit dans ce lieu de perdition qu'est le cabaret sur les cartes à jouer ou le tarot – il finira en la personne de notre actuel jocker - ; il s'insinue jusque dans l'intimité de la maison où il décore de menus objets quotidiens, familier, moins inquiétant, voire amusant. Il dérobe un baiser à la maitresse de maison sur un support de serviette. Et il danse, danse, de façon grotesque en se contorsionnant on appelait cela la danse mauresque. Le fou, au fond, apporte une respiration dans un monde étroitement corseté.
Un monde fou ? Deux livres connaissent un succès européen, La Nef de fous de Sébastien Brandt (1458 -1521) et L'éloge de la folie d'érasme (1467 -1536) qui décrivent une société ayant perdu ses repères. Ils inspirent largement les artistes, graveurs comme peintres, L'Arbre à Fous du Maître de Pétrarque qui montre un femme secouant un arbre comme un vulgaire prunier pour en faire tomber des gnomes à bonnets d'âne et à grelots est amusant et rachète quelque peu la misogynie du temps. Jérôme Bosch est sans conteste l'artiste a qui su le mieux, et avec génie, exprimer les dérèglements de l'esprit. De merveilleuses feuilles de dessin à la plume, le petit panneau du Louvre intitulé La Nef des fous, L'Extraction de la pierre de folie du Prado, et quelques autres compositions inspirées de son œuvre, dont un irrésistible Combat de Carnaval et de Carême, confirment la diffusion de son extraordinaire inventivité.
Après une longue éclipse, la folie resurgit au dernier quart du XVIIIe siècle malgré le triomphe des Lumières. La part obscure de l'homme inspire quelques artistes, sinon marginaux du moins de tempérament affirmé : les Polichinelles de Gian Domenico Tiepolo (1727 - 1804) ricanent sur les ruines de la république de Venise, qui est devenue le tripot et le bordel de l'Europe, la Lady Macbeth de Füssli (1741 - 1825), hantée par son crime, erre hallucinée, le héros de Goya (1746 - 1828), effondré, songe que « le sommeil de la raison réveille les monstres », « La folle maniaque du jeu » peinte par Géricault (1791 – 1824), enfermée dans sa folie jette sur le visiteur un regard vide... Un certain glissement se fait ; la folie de collective devient individuelle et le fou au sens médical du terme acquiert une visibilité nouvelle : les deux vrais malades célèbres du moyen âge, Charles VI roi de France et Jeanne la folle mère de Charles Quint, absents dans l'art et la littérature de leur époque, inspirent les artistes dorénavant. Quasimodo, l'insensé tragique de Victor Hugo, devient un vrai personnage de douleur et d'amour et non plus un symbole.
Au moment de quitter l'exposition, regardons une dernière fois la gravure d'après Jean de Gourmont (1537 ? - 1598), O Caput elleboro dignum – Oh tête digne de l'ellébore, plante supposée guérir la folie à l'époque -, La tête et les épaules d'un fou dont le visage est remplacé par une carte du globe. Cela ne dira rien au visiteur ?
Gilles Coÿne
1- Le Tentateur et une vierge folle, portail sud de la façade, cathédrale de Strasbourg (musée de l'œuvre Notre Dame, Strasbourg), alliage cuivreux, New York, photo de l'auteur
2 – Aquamanile, Aristote et Phyllis, Pays bas du sud, vers 1380, alliage cuivreux, New York, The Metropolitan Museum of Art, the Robert Lehman collection, © Metropolitan Museum of Art, photo de l'auteur.
3 – D'après Jérôme Bosch (vers 1450 – 1516), Le Concert dans l'œuf, Belgique ou Pays Bas, milieu du XVIe siècle, Peinture à l'huile sur toile, © Lille, Musée des Beaux-Arts, Photo de l'auteur
4- D'après Jean de Gourmont (1537 ? - 1598), O Caput elleborum dignum, vers 1590, estampe aquarellée, © Bibliothèque nationale de France, Photo de l'auteur
Figures du fou
Du moyen âge aux romantiques
16, octobre 2024 – 3 dévrier 2025
Hall Napoléon, musée du Louvre, Paris
- Horaires et tarifs : tous les jours sauf le mardi de 9h à 18h, nocturnes les mercredis et jeudis jusqu'à 21h. Réservations sur www.louvre.fr.
- Publications : Catalogue sous la direction d'élisabeth Antoine-Köning et Jean-Pierre Le Pogam.- Paris, 2024, coédition musée du Louvre/Gallimard, 448p., 400 illustration, 45€. Carnet d'expo.- Paris, 2024, coédition musée du Louvre/Gallimard, Gallimard Découvertes, 64p., 40 illustrations, 11,50 €.