Expositions
Johann Georg Pinsel
Un sculpteur baroque en Ukraine au XVIIIe siècle
Le Louvre présente dans la salle de la chapelle un artiste inconnu en France en dehors de quelques spécialistes : le Sculpteur galicien Johan Georg Pinsel, dont ni la date de naissance ni celle de la mort ne sont connues exactement (1720? - 1761?), sa nationalité même est problématique : était-il allemand comme le laisse supposer son patronyme (Pinsel, pinceau en allemand)? Mais qu’importent ces interrogations. Seule compte une œuvre puissante et étrange qui stupéfiera les visiteurs par son dynamisme.
Il est peut-être nécessaire de parler avant toute chose de la Galicie la province où cet artiste vécut, car la vie, la mort et le résurrection de son œuvre sont étroitement liées à l'histoire tragique de la région : Cette province reculée de la Pologne se situait au XVIIIe siècle aux confins du monde catholique et formait comme une marche à l'Europe de l'époque : au Nord s'étendait la Russie, terre de l'orthodoxie, au Sud, la Roumanie, terre musulmane même si les Roumains étaient dans leur grande majorité orthodoxes, faisait encore partie de l'empire turc des Osmanlis. Lors du démembrement de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle entre la Prusse, la Russie et l'Autriche, la Galicie tomba dans l'escarcelle de l'Autriche avant d'être annexée par l'URSS au cours de la seconde guerre mondiale, ce qui explique qu'aujourd'hui elle fait partie de l'Ukraine. Ces précisions ne sont pas inutiles pour comprendre les raisons pour lesquelles ces magnifiques sculptures faillirent être anéanties. L'œuvre d'un sculpteur qui travailla essentiellement pour l'église catholique ne pouvait que rencontrer l'indifférence voire l'hostilité des autorités communistes. Quelques photos d'églises baroques, intactes en 1939, montrent qu'elles ne sont plus que ruines aujourd'hui. Il faut lire à ce sujet l'interview de Boris Voznitsky dans le catalogue : celui qui fut le directeur de la Galerie nationale des beaux-arts de Lviv raconte comment, en dépit de moyens dérisoires, il réussit à sauver l'essentiel de cette œuvre au prix d'expéditions hasardeuses dans toute la province ; expéditions qui n'étaient pas sans danger politique, l'art baroque religieux n'étant pas la tasse de thé des autorités locales qui qualifiaient ces œuvres de « Fatras catholique ». Il fallut vider des églises avant qu'il ne soit trop tard ! Et quand il était trop tard, il dut fouiller certains cimetières où les sculptures avaient été plantées en terre en guise de pierres tombales, ramasser des têtes par terre, voire racheter certaines pièces sans poser trop de questions à de petits malfrats qui les avaient dérobées…
Les sculptures de Pinsel réalisées en bois polychrome s'organisaient en de complexes mises en scènes destinées à glorifier l'église autant qu'à convaincre les fidèles. Elles étaient destinées à être vues de loin, dans la pénombre du sanctuaire, brillantes de leur or. Pour se faire comprendre le sculpteur devait utiliser une gestuelle expressive, voire grandiloquente pour mieux frapper le fidèle, le convaincre, entraîner son adhésion enthousiaste. On ne s'attendra pas ici à un art intériorisé, de méditation ; l'époque, le milieu du XVIIIe siècle, comme le lieu, une région de reconquête religieuse, ne s’y prêtaient guère.
Analysons un de ces groupes, Samson tuant le lion par exemple : on remarquera la silhouette étirée du personnage qui obéit aux canons maniéristes, les muscles aussi contractés qu'arbitrairement rendus, la trogne du personnage à la limite de la caricature, le pathos dans lequel baigne l’action. On tentera de s'y reconnaître dans la masse convulsée de la bête dont ne sont lisibles qu'une patte et la gueule écartelée, le reste se perdant dans une boule confuse de crinière bouclée... Un lion? Plutôt une figure héraldique.
Ce groupe faisait partie d’un ensemble complexe dont le programme symbolique avait été imaginé par un ecclésiastique pour l'église d'Horodenka, Il est exposé au complet ici. Les statues étaient disposées selon un ordre ascendant que sommait, acmé de ce théâtre religieux, un crucifix d'une rare violente : le corps tordu de douleur n'est qu'un cri. Il faudrait remonter jusqu'au Greco, jusqu'aux Christs rhénans de la fin du moyen âge, pour retrouver une telle véhémence. On retrouve le même excès expressif dans le visage de la Vierge de douleurs ravagé de grosses larmes. On remarquera aussi la figure assez ambigüe des deux anges qui ressemblent plus à des mauvais garçons qu'à des créatures célestes. Les drapés qui vêtent les personnages sont sculptés dans le bois, mais ils peuvent aussi être de tissus imbibés de stuc (cela se faisait couramment en Espagne et en Italie), voire faits de feuilles de laiton doré froissées ce qui, dans ce dernier cas, leur donne un aspect anguleux, géométrique qui évoque, comparaison audacieuse, un « cubisme » avant la lettre : la vêture des anges est typique de ce dernier procédé.
On chercherait en vain dans l'Europe baroque – Bavière, Autriche, Bohème, toutes contrées fertiles en statues excessives, un exemple qui mêle aussi intimement le raffinement à la brutalité. Lviv était un peu à l'écart des mouvements de l'époque, terre de frontière un peu isolée ; isolement relatif peut-être, la région était sous la dépendance de Bazyli Potocki membre de la célèbre famille polonaise qui devait bien savoir ce qui se faisait ailleurs, mais isolement quand même. Ce fut sans doute la chance de Pinsel : loin des grands centres, il a pu donner libre cours à une personnalité peu commune faite d’énergie et d’imagination qui ne reculait pas devant l’outrance. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui cet art parfois si artificiel ailleurs nous touche profondément ici. La puissance créatrice de Pinsel était si forte qu'elle lui survécut, reprise par ses aides et élèves.
L’exposition du Louvre, comporte d’autres œuvres, une trentaine en tout, dans une vitrine on remarquera une série de petites statues d’une dizaine de centimètre de haut que l’on suppose être des études préparatoires. Mais l’ensemble de Horodenka, domine cette réunion, il semble qu’en sept pièces l’artiste ait tout dit de son singulier génie.
Gilles Coyne
1 - Samson tuant le lion, vers 1758, bois polychrome et doré, provenant de Hodowica. Lviv, Galerie nationale des Beaux-Arts © Dariusz Blazewski
2 - Ange agenouillé, vers 1758, bois polychrome et doré, provenant de Hodowica. Lviv Galerie nationale © Dariusz Blazewski
3 - Christ sur la croix (détail), vers 1758, bois polychrome et doré, provenant de Hodowica. Lviv Galerie nationale © Dariusz Blazewski
4 - Vierge de douleur (détail), vers 1758, bois polychrome et doré, provenant de Hodowica. Lviv Galerie nationale © Dariusz Blazewski
Johann Georg Pinsel
Un sculpteur baroque en Ukraine au XVIIIe siècle
22 novembre 2012 – 25 février 2013
Musée du Louvre
Aile Sully
Salle de la Chapelle
Internet : www.louvre.fr
Horaires et tarifs : tous les jours sauf le mardi de 9h à 17h45, nocturnes les mercredis et vendredis jusqu'à 21h45 ; entrée avec le billet du musée.
Publications : catalogue, 2012, musée du Louvre éditions/Snoeck, 176p., 39€.