Expositions
Tous Léger,
avec Niki de Saint Phalle, Yves Klein, Martial Raysse, Keith Haring...
Le monde moderne était la source d'inspiration principale de Fernand Léger (1881-1955) et il en a donné une représentation tendre et symbolique, empreinte d'un optimisme assez unique au XXe siècle. Sa fascination pour le machinisme cet univers mécanique aux inconvénients duquel nous serions plutôt sensibles en nos temps incertains, son attention à des personnages modestes, héros du quotidien, a irrigué une grande part de son œuvre. Citons en désordre, voitures, bateaux, chemins de fer, panneaux de signalisation, objets manufacturés, de la vie de tous les jours, mais aussi personnages, héros modestes du quotidien, tels qu'ouvriers, saltimbanques, acrobates, pique-niqueurs, chanteurs, plongeurs, que sais-je encore... tout un univers symbolique, rendu en formes simplifiées, arrondies, vibrant de grands à-plats de couleurs vives. Compositions, claires, monumentales, même en formats restreints, respirant la joie et la confiance en la vie, qui sont la séduction même et nous parlent avec éloquence. « Le Beau est partout », affirmait-il, l'exposition que le musée du Luxembourg propose aujourd'hui, rappèle l'importance de ce grand œuvre, l'un des plus fécond de l'époque et insiste sur son influence sur une génération de jeunes créateurs qui alliaient l'insolence au talent.
Un an après sa mort, en 1955, quelques jeunes artistes ayant en commun le désir de s'éloigner de l'abstraction qui régnait alors sur la scène artistique parisienne, décident d'affronter leur monde tel qu'il était et fondent un mouvement, assez disparate en ce qui concerne la pratique mais convergeant dans ses intentions, le Nouveau Réalisme dont le critique Pierre Restany assure la doctrine. Leur monde ? Celui des trois glorieuses, ces décennies d'expansion économique, dont ils magnifient les effets positifs comme ils en stigmatisent la part d'ombre en une démarche à la fois ludique et provocante ; ce faisant ils empruntaient, sans trop s'en rendre compte, le chemin du vieux maître et ce, il faut bien le dire, dans un esprit plus contestataire. La comparaison entre les quelques toiles empruntées au musée de Biot, institution monographique consacrée à Fernand Léger, et les œuvres issues du MAMAC (Musée d'Art Moderne et d'Art Contemporain de Nice fermé pour cause de travaux) institution incontournable sur ce mouvement appelé aussi école de Nice est particulièrement éclairante à ce sujet. Cette jeune et vibrionnante génération faisait feu de tout bois dessinant, peignant, sculptant, modelant, accumulant, lacérant, imaginant des performances qui firent scandale. Ces créateurs disaient à la fois leur amour de la vie, de leur temps, mais aussi leur détestation d'une société abrutissante et castratrice.
Sourions donc tout en gardant à l'esprit que sous le sourire se cache parfois le drame : quand Nicki de Saint-Phalle décanillait à la carabine des pots pleins de peinture qui dégoulinaient sur la toile, elle ne faisait pas que désacraliser l'art de peindre mais canardait aussi le patriarcat tout puissant, elle qui fut victime d'abus paternels. Et ses rigolotes Nanas colorées, aux formes rebondies, affirmant un féminisme irrésistible, sans complexe et sans drame, qui va de soi, avaient plus de force convaincante que le discours véhément que l'on entend ces derniers temps. Elles sont les filles des doux prolétaires monumentaux de Fernand Léger. De même la Vénus d'Yves Klein vêtue de son bleu lumineux et profond – le légendaire IBK - est aussi ébouriffante que son improbable rencontre de la Joconde et d'un porte-clef.
« Pendant longtemps je suis allé dans les supermarchés, cela valait toutes les expositions permanentes d'un musée d'art moderne » déclara un jour Martial Raysse. L'artiste comme ses amis du Nouveau Réalisme, prêtaient à l'objet sans importance qui peuplait leur environnement, une valeur esthétique, un sens symbolique voire philosophique qui peut surprendre aujourd'hui : quand Arman accumulait des pinces chromées autobloquantes en une composition bruissante d'éclats lumineux, intitulée The Birds, ou que Raymond Hains avec SEITA, fabriquait des pochettes d'allumettes jetables démesurément agrandies, ils ne faisaient pas que jouer avec l'apparence, ils proclament la beauté du quotidien, du non noble, du prosaïque. Démarche identique chez Martial Raysse dont l'iconique Nissa Bella domine la salle centrale de l'exposition : un portrait de femme séduisant à le présence forte, basé sur l'accord de deux couleurs simples, complémentaires, un rouge et un vert intenses ; visage fabriqué en fait à partir d'éléments que l'on trouve dans les magasins de bricolage, une reproduction photographique sur feutrine éclairée d'un cœur en tube de néon. Daniel Spoerri et ses Tableaux-pièges poussait à l'extrême la démarche qui fixait sur une table les reliefs d'un pique-nique ou d'un repas, qui avait été cuisiné par l'artiste et servi par des critiques - à la Coupole à Paris, par exemple - accrochés aux murs tels des œuvres d'art.
Ce faisant et plus ou moins consciemment, ces créateurs mettaient le doigt sur le péché mignon du temps : notre goût pour l'accumulation gratuite, compulsive, des choses, et, partant, le gaspillage. Peut-on citer à ce propos la phrase d'un penseur de l'époque, bien oublié aujourd'hui, Jacques Ellul : « L'homme moderne n'a plus de prochain, il n'a que des objets » ?
En conclusion, disons notre bonheur devant cette joyeuse entreprise de déconstruction qui donne à l'exposition un air de légèreté et d'alacrité assez rare dans ce genre de manifestation où le sérieux, le bon ton et la retenue sont de règles. Disons aussi notre plaisir à redécouvrir Fernand Léger, son actualité, son incroyable jeunesse, alors que l'on avait tendance à le ranger dans la catégorie des barbons certes vénérables, mais un peu ennuyeux, que l'on admirait mais qui l'on ne voyait plus.
Gilles Coÿne
Tous Léger
avec Niki de Saint Phalle, Yves Klein, Martial Raysse, Keith Haring...
Jusqu'au 20 juillet 2025
Musée du Luxembourg
19, rue de Vaugirard, 75006 Paris
- Horaires et tarifs : tous les jours de 10h30 à 19h, nocturne lundi jusqu'à 22h. Tarifs :14 et 10€, pour la gratuité consulter le site du musée.
- Publication : Catalogue, éditions PMN/Grand Palais, 200p., 150 illustrations, 39€.