Expositions
Jordaens 1593 – 1678
La Gloire d'Anvers
La « Gloire » d'Anvers ? Rubens, Van Dyck, Jordaens et toute une pléiade d'artistes qui gravitaient autour d'eux. Si les deux premiers sont bien connus du grand public, Jordaens souffre d'une méconnaissance certaine. Pour les plus cultivés il est le peintre des grasses truculences, des rires sonores, de femmes largement dépoitraillées, de nudités, disons, généreuses... Il est vu aussi comme le chantre d'un univers bon enfant, chaleureux mais sans grande inquiétude métaphysique. Une superbe exposition organisée par le musée du Petit Palais à Paris présente son œuvre dans sa dimension et sa diversité et fait découvrir, au delà de sa verdeur, un homme de culture sensible, un poète du réel que l'on ne soupçonnait pas. C'est un des événements de cette rentrée à ne pas rater.
La carrière de Jacques Jordaens (1593 – 1678) fut exceptionnellement longue pour un homme du XVIIe siècle, puisqu'il s'éteignit à l'âge de quatre-vingt-cinq ans et qu'il a travaillé jusqu'à la veille de son trépas. Il est né à Anvers et c'est dans cette ville qu'il est mort l'ayant peu quittée : pas d'Italie, pas de Londres, pas de Madrid, encore moins de Paris comme ses grands rivaux Rubens et Van Dyck. L'Anvers du XVIIe siècle, dont deux tableaux dès l'entrée nous présentent le portrait, est une ville en convalescence : La cité, qui fut le port de l'Europe au XVIe siècle, a été ravagée par les armées catholiques lors de leur reconquête en 1585, elle a perdu une grande partie de sa population. Le temps du grand négoce international est passé, car les Protestants du Nord qui font garde sur les bouches de l'Escaut étranglent le port, la cité ressuscite néanmoins en devenant un centre intellectuel et artistique brillant qui se spécialise dans la défense et l'illustration de la Contre-Réforme. Intellectuels et artistes de tous poils, théologiens, hommes de science, imprimeurs, éditeurs de gravures, peintres et sculpteurs trouvent ici un terrain favorable. D'autant plus favorable qu'il faut reconstruire les églises, les redécorer en se conformant aux exigences de nouveaux codes religieux, éditer des livres pour affirmer les « vérités » du dogme, imprimer des gravures pour diffuser les images de la nouvelle religiosité. Ces créations irriguent non seulement les Pays Bas espagnols mais aussi l'Europe du nord. Anvers devient enfin la plaque tournante du commerce des œuvres d'art qui affluent de tous les pays, d'Italie surtout : Jordaens, qui n'a pas fait le voyage, connaissait fort bien l'art italien de son temps et il n'a ignoré ni le caravagisme, ni l'essor du baroque.
Un grand et séduisant portrait familial accueille le visiteur (1m81 sur 1m87) : le couple, peint grandeur nature se fait face, d'un côté l'épouse assise étreint sa fille de l'autre l'artiste tient un luth d'une main et s'appuie de l'autre sur le dossier d'une chaise, entre les deux, leur servante, coiffée d'un chapeau de paille et un peu intimidée, tient une corbeille de raisins. Les quatre personnages fixent le spectateur. On serait tenté de citer Baudelaire : Luxe, calme et volupté. Tout décrit la richesse : le luxe des vêtements décrits avec autant de virtuosité que de gourmandise, les fraises empesées, les dentelles, les soieries, les broderies... Jordaens peint sa réussite, son bonheur paisible. C'est peut-être la toile la plus heureuse de l'exposition. On la comparera avec l'autoportrait réalisé quelques vingt-cinq ans plus tard où, vieilli, fatigué, il se peint en amateur d'art, montrant au spectateur une statuette (italienne?) de Vénus et l'Amour. Le jeune faraud s'est transformé en un homme mur, mélancolique, amateur d'art.
La jeune femme est la fille du peintre Van der Noort chez qui Jordaens s'est formé... Il passera dans l'atelier de Rubens où il côtoiera Van Dick avant son installation en Angleterre. Enfin il deviendra rapidement l'un des maîtres incontestés de la scène artistique anversoise. À la mort de Rubens en 1640 et celle de Van Dyck l'année suivante, il se trouve à la tête de l'atelier le plus florissant de la ville, atelier où s'affairent de nombreux aides. Il a pour clientèle l'Europe entière.
Le roi boit, le Concert, toiles célèbres, trop peut-être, ont assurés sa renommée à travers les siècles, elles ont caché le reste de sa création. Ces scènes de franches ripailles, de grosses rigolades, de détails scatologiques (ah la mère qui torche son enfant, l'homme qui vomit!) ont occulté, malgré leur vitalité exubérante, le sens profond d'une sagesse populaire qu'elles expriment. Ce sont des proverbes, des moralités, où s'énonce une philosophie de la vie et des rapports humains, prosaïque bien sûr, mais qui a son prix en un siècle d'intolérance et de morgue (la chouette – symbole d'Athéna – perchée sur le fauteuil n'est pas anecdotique). On admirera la vaisselle, les victuailles (superbes natures mortes), les animaux, la variété des attitudes. À ce propos signalons, disséminées dans les salles, les libres études de têtes qu'il exécutait à partir de ses amis et connaissances, et qui ont servi de modèles à ses aides.
« Mercure et Argus » (voir un regard, une image), toile construite sur un triangle renversé est une des réussites de sa veine mythologique. On peut la préférer à d'autres compositions plus touffues et moins bien organisées. En ce domaine il ne possède pas l'élégance de Rubens, mais il est profondément original : loin de peindre une Olympe ou une Antiquité idéales, il ne se départit pas d'une certaine crudité : ah le gros postérieur de la femme du roi Candaule, son œillade assassine. Mais, dans d'autres compositions, il sut aussi rendre avec délicatesse la beauté diaphane d'une jeune femme inconnue – sans doute sa fille – qui posa pour lui plusieurs fois.
On oublie souvent que Jardaens est un peintre religieux il travaille pour les églises et les communautés ecclésiastiques. Ce qui ne manquera pas d'étonner quand on sait qu'il avait adopté le Protestantisme - il ne fit preuve d'aucun prosélytisme. Lui qui ne reculait devant aucune surcharge baroque, sut néanmoins faire preuve de recueillement et de retenue voire d'émotion : Les quatre évangélistes du Louvre, une de ses toiles les plus célèbres, montrent quatre hommes penchés sur le Livre. Rien n'annonce leur identité, mais il sait décrire la ferveur de ces témoins de la vie du Christ. On retrouve la même sobriété dans la grande Crucifixion de la fondation Terninck à Anvers. Il n'est que de comparer ce tableau sobre avec la Descente de la Croix que peignit Rubens pour la cathédrale de la même ville pour saisir toute la différence. Son Adoration des bergers réunit en une intimité fervente bergers et sainte famille : mise en scène ressérée des personnages, couleurs claires, facture fluide, l'oeuvre émeut par son évidence.
Au registre des surprises le public découvre ici une superbe série de dessins. Jordaens a dessiné tout au long de sa carrière : c'était, certes, une obligation pour le patron d'un atelier très actif, mais il a brillé dans ce domaine aussi et se place au niveau des plus grands. L'immense carton pour la tapisserie, Serviteur amenant son cheval à son maître, monumental dessin de plusieurs mètres de hauteur et de largeur, avec ses personnages grandeur nature, sa simplicité monumentale, clôture en majesté une exposition qui était plus que nécessaire.
Gilles Coyne
- Jacob Jordaens, Portrait de l'artiste avec sa femme Catharina van Noort, leur fille Elisabeth et une servante dans un jardin, 1620 -21, © Madrid, musée national du Prado
- Jacob Jordaens, Servante avec une corbeille de fruits et un couple d'amoureux, 1628 - 30, © CSG CIC Glasgow Museums Collection
- Jacob Jordaens, Adam et Eve (La Chute de l'homme), vers 1640, © Photography Incorporated, Toledo EU
- Jacob Jordaens, Sainte Famille, vers 1620 © Southampton City art Gallery, Hampshire, UK/The Bridgemen Art Gallery
Jordaens 1593 – 1678
La gloire d'Anvers
19 septembre 2013 – 19 janvier 2014
Petit Palais
Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris
Avenus Winston Churchill, 75008 Paris
- Tél. : 0153434000
- Internet : www.petitpalais.paris.fr
- Horaires et tarifs : ouvert du mardi au dimanche de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu'à 21h. Plein tarif 11€, tarif réduit 8€, demi-tarif 5€, gratuit jusqu'à 13 ans inclus.
- Animations : visites guidées, conférences, ateliers, pour adultes et enfants, consulter le site internet. Renseignements et réservations au 0153434036.
- Publications : Catalogue, sous la direction d'Alexis Merle du Bourg, 44€ ; petit journal de l'exposition, 32p., 4€.