Expositions
Gustave Doré ( 1832 – 1883)
L'imaginaire au pouvoir
Le musée d'Orsay rend hommage à un des artistes les plus inventifs du XIXe siècle : Gustave Doré. Il le fait d'une façon originale et qui surprendra ses nombreux admirateurs, en mettant en relief son oeuvre peinte et sculptée. Car non content d'être le dessinateur hors pair que l'on sait, Gustave Doré fut un peintre fécond et un sculpteur qui a beaucoup produit et beaucoup vendu, surtout en Angleterre et aux états-Unis. Et si ses tableaux proches de la sensibilité anglo-saxonne furent appréciés outre Atlantique et de l'autre côté de la Manche, on ne peut en dire autant en France. L'heure d'une réévaluation a peut-être sonné d'autant plus cette œuvre eut une postérité indéniable chez nombre de créateurs graphistes, hommes de cinéma, bédéistes. Mais pour cela il faudra aller à Strasbourg ou le musée d'Art moderne et contemporain propose une exposition concomitante, Doré & friends...
Gustave Doré est né à Strasbourg ; tout enfant, ses parents s'installent à bourg-en-Bresse et c'est dans cette ville que s'est déroulée sa jeunesse. Il était très doué pour le dessin, et précocement il commence une carrière artistique en dessinant pour la presse, principalement pour les journaux amusants. Une presse d'opposition, satyrique se développe alors en France où l'on fustige le gouvernement comme les vices de la société, on songe à Daumier et à ses contemporains. C'est dans ce contexte que le jeune Gustave fait ses premiers pas : Désagréments d'un voyage d'agrément, Les Bains de mer etc. Il compte ainsi parmi les précurseurs de la bande dessinée au même titre que le Genevois Rodolphe Töpffer quand il conte les aventures grotesques des Travaux d'Hercule, parues en 1847 - il avait alors quinze ans ! Gustave Doré est l'inventeur d'un moyen-âge drolatique, excessif, truculent, plein de vie et d'énergie quand il illustre Rabelais ou Balzac : il y fait preuve d'une fantaisie et d'une imagination sans exemple. Il faudra attendre la génération suivante celle des Robida pour trouver un artiste aussi vigoureusement paillard et joyeusement iconoclaste.
Il s'est mesuré aux plus grands auteurs : Charles Perrault et ses Contes, les Fables de La Fontaine, le Gargantua de Rabelais, L'Ingénieux Don Quichotte de la Manche de Cervantès, Le Roland Furieux de L'Arioste et enfin, dans un registre plus fantastique et plus inquiétant, il s'est attaqué aux littérateurs anglo-saxons : la Complainte vieux marin de Coleridge, le Corbeau d'Edgar Poe. Son ouvrage le plus ambitieux reste sans aucun doute l'interprétation qu'il donne de l'Enfer de Dante où il se hausse à la hauteur d'un texte dont il a su rendre la grandeur à la fois philosophique et tragique. Comme on le voit au simple énoncé de ces titres, il était attiré par un type de littérature anti-classique où le grotesque côtoie le fantastique, où l'incongru frise l'inquiétant, une littérature qui correspondait mieux à son tempérament romantique et excessif.
Il ne fut pas indifférent à son temps : il a su rendre la grandeur et les vices d'une société industrielle inégalitaire et impitoyable qui triomphe en ce milieu du XIXe siècle. Son reportage sur Londres, Londres : un pèlerinage, où il vagabonde sur les pelouse des Derby comme dans les taudis les plus sordides, sans vouloir être un reportage réaliste, témoigne fort bien d'un monde où la misère la plus noire voisine avec l'opulence la plus raffinée. L'activité fébrile des docks, la monotone série de maisons identiques où est parquée la classe moyenne, la tragédie de la pauvresse expirant dans un quartier délabré que surplombe (écrase?) le dôme de Saint Paul, autant d'images fortes qui ne relèvent pas vraiment du registre d'un guide touristique.
Cela dit, comme tous les illustrateurs de l'époque, Gustave Doré ne gravait pas lui-même ses compositions, c'était affaire de spécialiste. Bien qu'il en surveilla la transposition il arrivait parfois que la gravure diffère sensiblement du dessin originel : la comparaison entre la grande aquarelle rehaussée de gouache blanche, L'Enfance de Pantagruel, avec son interprétation pour le livre est typique : le regard de l'enfant se durcit, les parents ont été éliminés au profit d'une foule de spectateurs ; changements faits sans doute pour rendre l'image plus lisible et lui donner plus de profondeur. Il lui arrivait de pratiquer lui-même l'eau forte, comme en témoigne Le Novice, où il fait preuve d'habileté, mais cette habilité n'est rien à côté de son extraordinaire virtuosité dans le domaine du dessin et de l'aquarelle. Dans ce dernier cas il concurrençait les Anglais qui dominaient la discipline.
La surprise vient de l'œuvre peint qui, on ne le dira jamais assez, est pratiquement inconnue en France, sinon méprisée. La sélection de l'exposition est particulièrement réussie, elle ignore délibérément tout une part de sa production, disons-le charitablement, pas toujours convaincante. Scènes religieuses, peintures symboliques, paysages lumineux, ces thèmes irriguent une œuvre abondante. L'immense Calvaire du musée d'art moderne de Strasbourg est absent ici ; on regrettera cette sorte d'immersion picturale proposée au visiteur. L'œuvre est hélas, intransportable et trop vaste pour les cimaises d'Orsay. On se consolera avec Le Christ quittant le prétoire du musée des Beaux-Arts de Nantes presque aussi monumentale. Cette magistrale composition, complexe et pourtant parfaitement lisible, en surprendra beaucoup, comme les surprendront ces tableaux symboliques où il dit le drame de la France confrontée à la défaite, à l'occupation et finalement à l'amputation avec la guerre de 1870/71. Même étonnement devant ces paysages vides de présence humaines baignés d'une lumière quasi surnaturelle. Gustave Doré tourne le dos à tout ce qui se fait à Paris à l'époque : il ignore le Romantisme, le Réalisme, l'Impressionnisme comme l'Académisme, il développe une esthétique très personnelle faite d'émotivité, d'expressivité, d'étrangeté, de beauté irréelle ; une sorte de paroxysme calme. En un mot il faisait de ses tableaux un spectacle...
Ses martyrs dans l'arène? Dans une nuit bleutée, les lions déchirent les cadavres des premiers chrétiens que les cohortes célestes viennent chercher. On est loin de l'héroïsme joyeux des Baroques, mais la toile baigne dans une sorte d'ambiance apaisée. L'énigme? Une sphinge que vient supplier un ange (une victoire fracassée?) sur fond de paysage ravagé par la guerre. L'Aigle noir de Prusse? Une France à terre, l'épée brisée, fait un rempart de son corps et protège le cadavre d'un soldat français que guète l'aigle prussien (un véritable charognard). Ses paysages écossais, avec leurs stridences colorées, leur luminosité bizarre, relèvent d'une esthétique identique. Ce sont des paysages qui élèvent l'esprit pour employer le langage de l'époque, tout comme ses tableaux « donnaient à penser... »
Gilles Coyne
- Le Christ quittant le prétoire, 1874-1880, 482 sur 722 cm., Nantes, Musée des Beaux-Arts, in situ photo de l'auteur.
L'enfance de Pantagruel, vers 1873, aquarelle et rehauts de gouache blanche, Strasbourg, musée d'Art moderne et contemporain © Photo musées de Strasbourg
Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l'enfer, 1861, huile sur toile, 315 sur 450 cm. Bourg-en-Bresse, musée du monastère royal de Brou © Photo Hugo Maertens, Bruges
"Le jeu est fini, j'ai gagné", xylographie publiée dan Samuel Coleridge, La complainte du vieux marin, Londres the Dorè Gallery, 1875 © Paris Bibliothèque Nationale de France
Souvenir de Loch Lomond, 1875, 131 sir 196 cm., New York, collection particulière © French & Company.
Gustave Doré (1832 – 1883
L'imaginaire au pouvoir
18 février – 11 mai 2014
Musée d'Orsay
1, rue de la Légion d'Honneur
- Tél. : 01 40 49 48 14
- Internet : www.musee-orsay.fr
- Horaires et tarifs : tous les jours de 9h30 à 18h, nocturne le jeudi jusqu'à 21h45, fermé le 1r mai. Tarif, 11€, tarif réduit, 8€50, tarif réduit pour les familles nombreuses et les jours de nocturne à partir de 18h ; gratuité pour tout le monde le premier dimanche du mois, pour les moins de 18 ans, les jeunes de la communauté européenne, les personnes handicapées, les demandeurs d'emploi.
- Publications : Catalogue, sous la direction de Philippe Kaenel, 336p., 45€ (il existe une version anglaise). Le journal de l'exposition, 32p., 9,50€
- Animation culturelle : visites conférences, animations pour les jeunes, concerts, théâtre, films, consulter le site du musée.