Expositions
Sonia Delaunay
Les couleurs de l'abstraction
C'était une femme charmante et vivante ; avec son mari, Robert Delaunay, elle formait un de ces couples d'artistes emblématiques chez qui il est difficile de discerner ce qui revenait à chacun dans l'aventure esthétique qui fut la leur. Les critiques ont tendance, traditionnellement, à créditer Robert le père de l'Orphisme, l'auteur de quelques-uns des tableaux emblématiques de la modernité en ce début du XXe siècle, de la part sérieuse, théorique, Sonia, plus modeste, plus instinctive, vulgarisant les trouvailles de son époux en se commettant avec la mode, l'illustration, la décoration... Il est indéniable que ce fut une des figures les plus brillantes des années folles à Paris. Ses « robes simultanées », le mobilier qu'elle conçut et qui est toujours moderne, les modèles de tissus qu'elle créa, sa participations aux spectacles d'avant garde de l'époque – films, ballets, music-hall -, ses cartons publicitaires, son amitié avec les poètes... Tout cela, qui fut réel et qui est loin d'être indigne, lui a forgé une image de légèreté et de frivolité bien injuste.
Le musée d'art moderne de la ville de Paris en lui consacrant une superbe manifestation, à elle seule, lui rend enfin justice. Elle permet au public, pour la première fois, de prendre la mesure d'une œuvre inventive singulièrement cohérente où la vigueur se marie au charme, voire à l'humour. Le succès est au rendez-vous et la foule se presse ici ; avec raison car c'est la manifestation la plus fraîche, la plus colorée, la plus stimulante d'un automne parisien particulièrement riche par ailleurs.
1885, Sonia Delaunay nait en Ukraine, mais elle est adoptée à l'âge de cinq ans par le couple de son oncle Henri Terk, avocat à Saint-Pétersbourg. Grâce à lui elle fraye avec l'intelligentsia russe et surtout par ses voyages à travers toute l'Europe et la fréquentation des musées elle acquiert une culture que peu de jeunes filles de son temps possédaient. Ses dispositions artistiques ne posèrent aucun problème à l'entourage et ses premières productions, les portraits finement dessinés de la famille et des amis, démontrent un habileté et une sensibilité certaines. À dix-huit ans, Schmidt-Reutter dont elle suit les cours de dessin à Karlsruhe lui fait découvrir l'art allemand contemporain, cinq ans plus tard dans un Paris en pleine ébullition, elle entre à l'Académie de la Palette où elle côtoie Ozenfant, Segonzac, Boussingault. Ses premières toiles, essentiellement des portraits sont d'une vigueur et d'une autorité étonnantes pour une si jeune fille. Son esthétique qui tient à la fois de l'expressionnisme nordique et du fauvisme parisien n'est rien moins que mièvre. Les portraits du peintre Kahler (1906) et de Tchouiko (1908) sont vraiment saisissants avec leurs à-plats de peinture posés à coups de brosse pleins d'autorité. Que dire de la Jeune Finlandaise (1907) brossée à la truelle avec ses verts et ses orangés? Le Nu jaune (1908) a l'audace du grand Nu bleu de Matisse. Sonia Terk, dès les premières productions se situe parmi les plus audacieux, les plus grands créateurs.
La rencontre avec Robert Delaunay va donner une nouvelle direction à ses recherches. Elle trouve dans les théories de son époux un espace esthétique où elle se sent à l'aise et peut développer son goût de l'absolu. Ce faisant elle devient un des artistes fondateurs de l'abstraction. La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France (1913) composé en symbiose avec Blaise Cendrars est emblématique : le long rouleau se partage en deux : d'un côté, à droite, le poème enluminé de notes colorées, de l'autre, à gauche et en contrepoint, se développe une peinture de formes géométriques et dynamiques qui s'enroulent au fil du poème. Les rythmes du textes composé de termes volontairement a-poétiques et heurtés se retrouvent dans les touches « bâclées » de la peinture. Cependant Sonia Delaunay n'abandonne pas tout à fait la figuration : Le Bal Bullier ou Le Tango Bal Bullier (1913), une marée de couleurs vives aux formes chaloupées où se décèle des silhouettes enlacées entraîne le regard dans un maelström de sensations. Plus loin, un modeste essai aux crayons de couleurs, paraît au premier regard un gribouillage enfantin ; étude de foule, boulevard Saint-Michel (1912-1913), purement abstrait, rend cependant plus palpable que bien des illustrations réalistes la fébrilité de la foule parisienne. Ses tableaux « simultanés » faits de lignes et de formes circulaires n'ont rien de la géométrie sèche de la future « Abstraction géométrique », ce sont au contraire des plages colorées vibrantes comme des aurores.
Mais le plus grand mérite de Sonia Delaunay est d'avoir fait descendre l'art d'avant-garde dans la rue et d'avoir réconcilié deux mondes qui d'habitude s'ignorent. Si elle bricole quelques reliures, un coffret et même une couverture pour le berceau de son fils en une sorte de patchwork dès 1913, il faudra attendre le long séjour qu'elle fit dans la péninsule ibérique, pendant la grande guerre, puis le besoin d'argent du à l'interruption en 1917 des loyers qu'elle percevait de Russie, pour qu'elle systématise cette démarche. Elle conçoit des meubles qui n'ont pas pris une ride, elle décore une boîte de nuit, elle travaille pour le Théâtre, pour les ballets russes, même pour le cinéma ; après avoir vêtu la haute société espagnole, c'est le monde turbulent parisien qu'à son retour dans la capitale elle s'attaque : ses vêtements simultanés habillent aussi bien ses amis masculins que des femmes du monde audacieuses ou la star américaine Gloria Swanson : cravates, gilets, manteaux, écharpes, même quelques voitures tapageuses, défraient la chronique. Un souffle nouveau balaie le monde un peu trop raffiné de la haute couture. Cette production luxueuse destinée à quelques happy few excentriques ne la satisfont pas complètement. Elle travaille pour des industriels qui démocratisent ses formes. La salle stupéfiante qui expose ses projets pour des tissus, d'une imagination inépuisable, est sans doute le point d'orgue de l'exposition :
Les étoffes plus fondantes plus douces que des yeux en pleurs
Les étoffes crues dont le contact fait défaillir les cardiaques
(Joseph Delteil : Poème pour la robe future)
« La grande dépression de 1929 me sauva des affaires. » avoua plus tard L'artiste. Malgré les difficultés financières elle se consacrera désormais à la peinture, la seule peinture. Le succès et la reconnaissance viendront, mais trop tard pour Robert qui meurt d'un cancer. Sonia consacre les années suivantes à la défense et à l'illustration de son mari. Ce n'est qu'après la seconde guerre mondiale qu'elle reprend les pinceaux. Sa dernière production déclinée en peinture, lithographie, affiche est une explosion de formes simples et de couleurs, de lumière... Elle comble les institutions culturelles françaises de donations généreuses. Sonia devient une sorte de baba russe indulgente et gaie veillant sur l'art parisien. « Depuis quatre-vingts ans le plus jeune esprit de France » (Joseph Delteil).
Gilles Coyne
- Sonia Delaunay, Nu jaune, 1908, Nantes, musée des Beaux-Arts © Pracusa 2013057
- Sonia Delaunay, Rythmes couleurs, 1964 © Pracusa 2013057 © Musée d'art moderne de la ville de Paris / Roger Viollet
Sonia Delaunay
Les couleurs de l'abstraction
17 octobre 2014 – 22 février 2015
Musée d'Art moderne de la ville de Paris
11, avenue du président Wilson
75116 Parisienne
- Tél. : 01 53 67 40 00
- Fax : 0147 23 35 97
- Site internet : www.mam.paris.fr
- Horaires et tarifs : Tous les jours sauf lundi de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu'à 22h. 11€ ; plus de 60 ans, enseignants, chômeurs, familles nombreuses, 8€ ; billet combiné Sonia Delaunay – David Altmejd 13 et 9,5€.
- à voir aussi : Robert Delaunay, Rythmes sans fin jusqu'au 12 janvier au Centre Pompidou.
- Publication : Catalogue, Sonia Delaunay. Les couleurs de l'abstraction, éd. Paris-Musées, 288p., version française et anglaise
- Action culturelle : Visites conférences, parcours thématique, ateliers pour le jeune public, consulter le site du musée.