Expositions
Fragonard, amoureux, galant et libertin
On sourit à la vue de ces galopins pointant des jets d'eau ou faisant descendre des pétards dans le dortoir des filles, quêtant l'occasion qui dévoilera, une jambe, une cuisse, un sein, une silhouette nue en transparence, quoi encore? On est troublé par les irrésistibles étreintes qui réunissent les amants et l'on s'émeut de l'élan frémissant qui les transporte, dans l'obscurité jusque vers l'autel de l'Amour. Tout notre Fragonard est là, mais est-ce tout Fragonard?
Amoureux, galant, libertin? Le titre est un rien ambigu de l'exposition que propose le musée du Luxembourg. S'agit-il de la vie personnelle de l'artiste qui fut sans histoire et lisse ? Il s'est marié avec une fille de son pays, ils furent heureux, eurent deux enfants et, en dehors d'une histoire sans doute platonique avec sa jeune belle-sœur et collaboratrice Marguerite Gérard dans son âge avancé, rien dans les archives ne vient controuver cette affirmation. Le XIXe siècle qui fit du bon « Frago » un fripon allant de conquête en conquête a confondu les images coquines dont il se fit le spécialiste avec une réalité infiniment plus prosaïque et sympathique. En fait l'artiste, comme beaucoup de ses collègues et pour tout simplement gagner sa vie, a fait le choix de consacrer une bonne part de sa création à ce que l'on a appelé la peinture galante ; il y excella et surtout y apporta une note personnelle de franche sensualité sans arrière goût douteux mais d'une grande poésie. Ne fit-il pas mieux que de se fourvoyer dans une peinture religieuse, certes rémunératrice et qu'il n'a pas totalement ignorée, mais un peu lassante, ne laissant guère de liberté ? Ou d'aborder les sujets intimidants de la grande peinture ? Il s'y essaya cependant, bien obligé, et pour entrer à l'Académie il choisit comme morceau de réception un sujet rare, « Le Grand Prêtre Corésus se sacrifie pour sauver Callirhoé ». Le thème en est la puissance de l'amour à la fois destructeur et salvateur. Immense toile, immense succès... On peut ne pas goûter une machine grandiloquente, à la gestuelle théâtrale, en dépit des hommages unanimes, hier comme aujourd'hui. Ayant ainsi fait ses preuves, il retourna tranquillement à ses thèmes de prédilection plus vivants, plus humains et tellement plus proches de nos préoccupations.
« L'amour, toujours l'amour... » pour reprendre la réplique célèbre, d'un film non moins célèbre (The Women de George Cukor), fut l'obsession d'un siècle charmant et en devint emblématique. Le thème, qui, certes n'était pas absent de l'art occidental, devient alors un genre à part entière. À la suite du mélancolique Watteau, ce type de peinture se développe avec ses vedettes, Boucher le plus brillant, mais aussi une multitude de petits maîtres. Galanterie, érotisme, pulsion primitive, tendresse... Fragonard décline avec virtuosité les multiples facettes du genre, il lui donne un cachet unique au milieu de tant d'épigones moins doués et moins subtils. Il n'est que de comparer la pornographique étreinte de Jean-Baptiste Pater avec son œuvre la plus osée pour sentir son originalité.
Fragonard a commencé sa carrière dans l'atelier de Boucher, aussi ne faut-il pas s'étonner de trouver dans ses premiers sujets galants l'influence du maître. Très rapidement il se libère d'une tutelle esthétique un peu lourde et se fait rapidement une place, trouve un style. En comparant ses premières toiles avec celles de son mentor exposées en regard, sa peinture se révèle plus fluide, plus claire, d'un dessin plus souple. Boucher est un coloriste hors pair, rien ne peut rivaliser avec le chatoiement de ses couleurs saturées et profondes, ne parlons pas du charme de ses compositions. Mais l'élève plus léger, plus aérien va rapidement affirmer son originalité : un faire rapide, preste, une touche légère, moins léchée donnent à ses toiles un ton, une vie, typiques d'un siècle pressé et fébrile où s'invente le monde qui est le notre. Il a comme tous ses collègues illustré des textes légers – Les contes de La Fontaine mais aussi les premiers romans érotiques -, commis aussi quelques gravures et peintures lestes : ne montre-t-il pas sous couvert de peindre deux jeunes filles en chemises de nuit gaillardement retroussées jouant avec des petits chiens, le sexe épilé de l'une d'elles ? Véritable scène de bordel qui est, il faut bien le dire, une des toiles les plus faibles de l'exposition.
Son originalité, son génie même, ce qu'il apporte de fondamentalement nouveau, réside dans l'expression du désir, de son élan irrépressible, la fébrilité des amants, sans jamais porter de jugement, avec le sourire... C'est la vie semble-t-il dire, ce n'est pas un drame. En dessin, il pratique le lavis sur un croquis léger, le pinceau se fait nerveux, incisif, tourbillonne pour mieux rendre l'urgence du besoin. L'étable superbe composition du musée Cognacq-Jay, représente un sujet limite : une garçon culbute une fille dans le foin d'une étable sous le lourd regard d'un taureau. La belle résiste. Par la magie d'une pinceau vibrionnant, la scène plus que douteuse, presque un viol, prend un aspect bonhomme, indulgent. On sourit et on se prend à penser : « Que diable allait-elle faire dans cette étable ? » Le Baiser qu'il a traité en dessin et en peinture, infiniment plus sympathique dit avec beaucoup de poésie le tendre émoi des amants, la fougue qui les jète dans les bras l'un de l'autre, le garçon en perd son chapeau d'ailleurs.... On retrouve cette fougue dans Le Verrou, où le désir emporte tout, mais ne fait pas perdre la tête au jeune homme qui pousse, prudent, le verrou. Un sensualisme à fleur de peau se retrouve là où on ne l'attend pas, dans les scènes dans un parc en apparence moins codées : La végétation débordante, paradisiaque qui surgit, envahit l'espace, de ces arbres trop feuillus prêts à éclater sous une poussée de sève irrépressible, comme si la nature entière se mettait à l'unisson, se faisait la complice des amoureux : L'Île d'amour de la fondation Gulbenkian à Lisbonne, mais aussi La Poursuite, Colin-Maillard, La Main chaude... C'est particulièrement spectaculaire dans Les Baigneuses, une de ses toiles emblématique, la touche vire-volte, se fait tournoyante, en un maelström où eau, végétaux, corps, se fondent en un hymne à la vie et à l'amour.
Mais Fragonard n'a pas chanté que le paroxysme, il sait peindre le charme le moment où se cristallise le sentiment. La Leçon de musique, où un jeune homme en costume de fantaisie se penche sur une jeune fille, raidie par l'effort, déchiffre la partition. Elle ne doit pas très bien jouer : regardez les oreilles du chat au premier plan... Ou encore cette jeune femme qui nous prend à témoin au moment de cacheter un billet doux, La Lettre. Vers la fin de sa vie, il devient plus élégiaque et c'est dans un ambiance nocturne que les amants se jurent fidélité, font Le Serment d'amour, le Vœu à l'amour, et viennent boire à La Fontaine d'amour... Le romantisme est proche que semblent annoncer ces toiles brumeuses.
Gilles Coyne
- L'Heureux moment ou la Résistance inutile, lavis de bistre, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, acquisition du 125e anniversaire, don de George M. Cheston, 2010 © Philadelphia Museum of Art
- Le Billet doux ou la Lettre, huile sur toile, New York, The Metropolitan Museum, collection Jules Bache, 1949 © The metropolitan Museum of Art, dist. Rmn-Grand Palais / Image de la MMA
- Les Baigneuses, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre, département des Peintures © RMN-Grand Palais (musée du Louvre / Daniel Arnaudet
- La Leçon de musique, huile sur toile, Paris Musée du Louvre © Musée du Louvre, cliché de l'auteur
Fragonard amoureux
galant et libertin
16 septembre 2015 – 24 janvier 2016
Musée du Luxembourg
19, rue de Vaugirard 75006 Paris
Tél. : 014013 62 00
- internet : www.museeduluxembourg.fr
- Horaires et tarifs : tous les jours de 10h à 19h, nocturnes les lundis et vendredis jusqu'à 21h30, fermé le 25 décembre, horaires exceptionnels les 24, 31 décembre et 1r janvier. 12€, tarif réduit 7,5 (16-25 ans, demandeurs d'emploi et familles nombreuses) ; spécial jeunes pour deux entrées du lundi au vendredi à partir de 17h, 7,5€ ; gratuité pour les moins de 16 ans et les bénéficiaires de minima sociaux.
- Publications : Catalogue sous la direction de Guillaume Faroult, 288p., 200 ill., relié, éditions RMN-Grand Palais, 39€ ; Guillaume Faroult, Album de l'exposition, 48p., 47 ill.,€ ; Jean Goulemot, Petit dictionnaire Fragonard, 112p., 57 illustrations, 12€ ; Guillaume Faroult, Fragonard amoureux, hors série découvertes Gallimard, coédition Gallimard / RMN-GP, 48p., 40illustrations, 8,90€. Fragonard, les games de l'amour, Film de Jean-Paul Fargier, film couleurs, DVD-vidéo, coédition Mat Productions – RMN Grand-Palais, 52', 19,95€.
- Programmation culturelle : conférences et tables rondes, Nuit Blanche, Soirée Carnet de dessin, soirée autour des contes licencieux de La Fontaine, Mise en scène de La Nuit et le moment de Crébillon fils par Clément Hervieux Léger de la Comédie française à l'auditorium du Louvre. Consulter le site de l'exposition.