Expositions
Kuniyoshi, le démon de l'estampe
Hokusai, Hiroshige, Utamaro... L'estampe japonaise ne se résume pas à ces trois noms, d'autres moins célèbres mais tout aussi talentueux ont illustré un art, que les Japonais appèlent de l'ukyo-e, art à la fois populaire et raffiné. L'ukyo-e, « images du monde flottant », a atteint une sorte de perfection en ce début du XIXe siècle dans l'archipel ; il est typique d'une société, celle de l'ère Edo (1603 – 1868), une des périodes les plus heureuse et les moins violentes de Japon, qui voit l'émergence d'une classe de marchands et d'administrateurs avide de jouir de la vie et de ses plaisirs, avide d'en retrouver l'expression en un médium à la fois bon marché et facile à diffuser : la gravure sur bois atteint une sorte de perfection et Kuniyoshi (1797 – 1861) en fut l'un des créateurs les plus féconds et les plus originaux. Et pourtant en dehors de quelques cercles de connaisseurs, il reste pratiquement méconnu, aussi le musée du Petit Palais à Paris en lui consacrant une exposition de quelques deux cent quarante gravures et dessins fait œuvre de justice. Kuniyoshi a laissé derrière lui près de dix mille compositions - le meilleur est représenté ici - et s'il ne saurait être considéré comme l'égal des trois maîtres cités plus haut, il mérite mieux que l'ombre dans laquelle il fut maintenu jusqu'à maintenant.
Son père était teinturier sur soie, et c'est, vraisemblablement, dans son atelier qu'il composa ses premiers dessins d'ornement. Le peintre Toyokuni, remarquant son talent, l'accueille dans son atelier et en fait son disciple principal jusqu'en 1813. Ses débuts furent difficiles et il côtoya même la misère. Sa carrière ne débute vraiment qu'avec le succès de la série Huit cents héros, superbe ensemble d'effigies vigoureuses et colorées dont on peut voir quelques pièces au début de l'exposition. Il a abordé tous les genres de la gravure japonaise : paysages, portraits d'acteurs, de geishas, scènes de romans historiques, représentations de la vie quotidienne, scènes érotiques et surtout, surtout, images fantastiques peuplées de tout un bestiaire de créatures démoniaques d'où le titre de « Démon » dont l'ont affublé les organisateurs.
Kuniyoshi, pour cet aspect de sa production, est le maître de l'excessif, de l'intranquilité, de l'angoisse et son monde tout de violence, est marqué par un sens certain du tragique de la destinée humaine mais aussi de son héroïsme. Les moyens pour suggérer cet inconfort, ce déséquilibre psychologique sont simples mais efficaces : un trait vigoureux cerne les formes et les personnages, la composition touffue au point de la rendre pratiquement illisible aux yeux d'un Occidental déconcerte souvent, les couleurs sombres, saturées aggravent l'atmosphère inquiétante. La gestuelle des personnages excessive, leurs mimiques grimaçantes, chargent une ambiance dejà oppressante. Romans et récits plus ou moins fabuleux relèvent de cette esthétique frénétique, cocktail d'agressivité, d'angoisse, d'héroïsme. Les figures des huit cents héros occupent la surface entière de la feuille ce qui en décuple la force et l'expressivité. On remarque aussi dans quelques dessins, les traces d'une sorte d'insatisfaction, d'une recherche de la perfection : ils sont souvent le produit d'un processus fait de repentirs et de retouches. Le procédé simple et efficace consistait à coller une fragment de papier de riz sur la partie à améliorer et de faire la reprise tout en gardant la trace de la première composition (voir n°99 Ichikawa Ebizo V).
Kuniyoshi est sans doute l'artiste qui a été le plus influencé par l'art occidental. Cela peut paraître paradoxal puisqu'il a vécu pendant une période, l'ère Edo, où le Japon s'est fermé au monde extérieur. Seuls les Hollandais avaient le privilège de commercer avec le pays et ce dans de rares ports. Ils ont diffusé des gravures et des dessins qui ont influencé les artistes nippons. Hokusai lui-même fut sensible aux règles de la perspective occidentale. Kuniyoshi ira plus loin : c'est particulièrement visible dans l'histoire de Quarante-sept rônin, où les lignes de fuites de bâtiments sont impeccables, où les personnages ont une ombre, impensable dans l'art japonais traditionnel. Il adopte aussi une composition en frise typique de l'esthétique néoclassique alors en vigueur en Europe : Mousson d'été qui voit trois geishas s'abritant chacune sous leur parapluie, Premières fleurs de prunier où trois autres jeunes femmes, en buste, devisent. Des personnages très japonais évoluent dans une pinède à l'européenne dans Capitale de l'Est, Hashiba. Ses paysages oscillent sans cesse entre Orient et Occident. La série sur la Vie du moine Nichiren le voit passer d'une des traditions à l'autre : à la quasi occidentale et poétique marche sous la neige du moine dans l'île de Sado s'oppose l'image de la grande vague qui menace le bateau du saint homme.
Ce fut aussi un artiste animalier très doué, comme beaucoup de Japonais il s'est intéressé aux insectes, aux crustacés, au monde de la mer dont il a donné une représentation quelque peu inquiétante : on n'aimerait pas rencontrer au coin d'un rocher ou en mer, ses crevettes, ses crabes grouillants, bardés de pinces, d'antennes agressives, ses baleines au regard cruel et féroce, encore moins ses poulpes à l'œil exorbité, véritables fantômes à tentacules. Il n'est jusqu'aux placides tortues qui, sous ses traits, ne semblent pas très recommandables.
Cependant il sait se faire plus aimable et charmeur, voire souriant que ce soit en décrivant le ballet élégant des poissons d'or ou en portraiturant des chats. Il était célèbre pour son amour de ces petits félins qu'il a représenté à tous propos et hors de propos. Une gravure représentant son atelier peuplé de ces boules de tendresse, un peu comme la maison d'un Paul Léautaud japonais, est malheureusement absente ici. Une jolie publication anglaise en fait le catalogue, peut-on espérer une édition française? Il imagina aussi des scènes de la vie quotidienne pleines d'humour où des chats, des poissons, des grenouilles, des renards, des moineaux... - comme notre Granville - s'affairent, s'agitent, double de notre univers dérisoire semble-t-il dire. Certaines de ces estampes étaient destinées à transgresser l'interdiction de représenter des acteurs trop populaires aux yeux des autorités ; cela donne des images assez cocasses de poissons, de poulpes, de chats, dansant, grimaçant, roulant des yeux, enfin toutes les mimiques expressives des acteurs préférés que le public reconnaissait fort bien. Véritable Arcimboldo extrême-oriental, il atteint le surréalisme en jouant avec les apparences et proposant des visages faits de corps enlacés... Mais pour lui cela ne relevait que du jeu.
Gilles Coyne
La princesse Taktyasha invoquant un monstyrueux squelette dans l'ancien palais de Sôma, vers 1845-1846
N°7 ça fait mal ! Le poulpe géant de la rivière Nameri dans la province d'Etchü série "Images de bon augure de terre et mer", 1852
La chanson Bon-Bon, série "Les poissons rouges" vers 1842
Le bac de Tamura sur la route d'Ôyama dans la province de Sagami, vers 1842
Kuniyoshi, le démon de l'estampe
1r octobre 2015 – 17 janvier 2016
Petit Palais
Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris
Avenue Winston Churchill – 75008 Paris
- Tél. : 01 53 43 40 00
- Internet : www.petitpalais.paris.fr
- Horaires et tarifs : tous les jours de mardi au dimanche de 10h à 18h, jusqu'à 21h le vendredi. Entrée gratuite pour les collections permanentes, pour les expositions, 10€ et 7 €, gratuité pour les enfants jusqu'à dix-sept ans (vous bénéficiez d'une entrée à tarif réduit sur présentation d'un billet Visages de l'Effroi, Violence et fantastique de David à Delacroix du musée de la vie romantique.
- Publications : Catalogue, première monographie en France consacrée à cet artiste japonais majeur. 304p., 250 illustrations, prix, 39,90€. Le Formidable aventure du chat de maître Kuniyoshi, 40p., 18,50€ un livre de jeunesse réalisé à partir des dessins étonnamment contemporains de l'artiste.
- Animation culturelle : visites guidées et ateliers, cycle de conférences, cycles de films, spectacle, consulter le programme des activités très nombreuses et variées sur le site du musée.