Expositions
La fabrique de l'œuvre
Au début était le dessin... Et les Grecs ne s'y sont pas trompés qui ont créé le mythe de Dibutade : une jeune femme qui, à la veille du départ pour un long temps de son amant, avait fixé l'ombre de son visage sur le mur de leur chambre pour en conserver le souvenir. Ce mythe le rappèle, le dessin est à la base de tous les arts, peinture, sculpture, architecture et arts appliqués, et... si l'on cherche plus loin... à l'origine aussi de l'écriture. D'où le titre « La Fabrique de l'œuvre » donné au parcours que propose le musée des Beaux-Arts d'Angers en puisant dans ses collections graphiques. Ce dernier possède un des cabinets les plus fournis de la province – plus de treize mille pièces et en s'aidant de quelques prêts, il propose au visiteur d'entrer dans un univers complexe et raffiné.
Cela dit, la collection, riche de nombreux chefs-d'œuvres, est assez déséquilibrée : par exemple on y trouve plus de trois mille cinq cents feuilles de David d'Angers, le sculpteur du Panthéon à Paris, et aussi un nombre copieux de documents d'un autre enfant du pays, le peintre officiel Lenepveu (1819 - 1898), alors que d'autres chapitres sont infiniment moins fournis. Aussi les organisateurs proposent-ils une approche thématique plutôt qu'historique et chronologique. En quatre stances - Exercices, Genèses, Fortunes, Obsessions -,un labyrinthe ludique met à la portée de tous les éléments pour comprendre des notions parfois complexes ; des vidéos de spécialistes ou de simples amateurs scandant le parcours et seront bien utiles au profane. À mi chemin, sur les murs blancs d'un espace dit de médiation le visiteur pourra s'il s'en sent la capacité ou l'envie, dessiner graphes, logos et autres graffitis au bonheur de l'inspiration ; création collective, œuvre en continuel devenir qu'il serait intéressant de conserver.
Au début était donc le dessin. Le jeune artiste commençait sa formation par là et quand il n'était pas issu d'une dynastie d'artistes c'est son aptitude dans ce domaine qui décidait de sa vocation. Objets, plâtres de sculptures antiques, puis modèle vivant, tel était les étapes de sa progression. Ici trois belles académies de Charles Meynier (1763 – 1832) d'après un modèle professionnel posant nu (peu de pays à l'époque autorisaient cette pratique considérée comme choquante et immorale) rappèlent une pratique courante à Paris ; venait ensuite la copie des grands ancêtres, italiens pour la plupart, mais pas seulement : les impeccables mais un peu molles aquarelles de Lenepveu, un des gagnants du très sélectif concours de Rome, qui promena ses carnets de Rome à Venise, sont typiques. On admirera sa superbe copie du Festin des dieux de Bellini et Giorgione alors conservé dans une collection italienne. Dès avant la création de l'Académie française de Rome, le XVe siècle en fait, les plus grands se sont livrés à cette activité formatrice, en témoignent la vigoureuse copie que Rubens a exécutée d'après une fresque du peintre maniériste Salviati ou encore la composition à la plume d'après Dürer attribuée au graveur maniériste hollandais Jacques de Gheyn II. Osera-t-on dire que la disposition touffue des têtes, fait penser à une accumulation de Arman ? La collection conserve même un cirieux patchwork du à un anonyme allemand de la Renaissance, une Flagellation du Christ composée d'emprunts à Cranach et à Schäufelein.
Etudier la vie, la nature, en traquer l'architecture, les mystères, le dessin est là encore le moyen privilégié de cette quête. Tous les artistes se sont pliés à cette discipline fondamentale, et pas seulement pendant leurs études. Deux grands paysages exécutés d'une plume sobre par Poussin dans les environs de Rome sont un des moments forts du parcours. L'artiste va à l'essentiel et en quelques traits pleins d'autorité il sait dresser l'architecture d'un paysage méditerranéen. C'est une sorte de squelette que l'artiste bâtit, quitte dans un second temps de lui donner chair en le meublant de végétations et de fabriques. Dans un autre registre, son contemporain Rembrandt, en quelques traits vigoureux saisit la silhouette d'un jeune homme, exemple entre beaucoup de ces croquis qu'accumulaient les maîtres de l'époque et qui leur servaient de répertoire.
La plupart des œuvres que collectionneurs et musées se disputent aujourd'hui avaient une fonction essentiellement pratique dans le processus créateur et les ateliers conservaient de nombreuses feuilles que l'on traitait souvent avec désinvolture – ce qui explique l'état désastreux de certains documents qui n'avaient pas pour vocation d'être conservés. De la première pensée griffonnée par le maître sur un fragment de feuille, en passant par les mises en place de plus en plus précises, par les nombreuses études de détails - personnages, attitudes, membres, accessoires -, les repentirs, le chemin était long qui menait à la composition finale (qu'elle soit un vitrail, une gravure, un tableau, une fresque, une sculpture). Les nombreuses études de Guérin pour sa Clytemnestre hésite avant de frapper Agamnon sont une parfaite illustration de cette « génèse ». Le musée d'Angers – riche en documents de la période néoclassique - conserve deux superbes dessins de Jacques-Louis David, deux études pour Le Serment des Horaces : il s'agit des figures de la mère d'Horace et de ses petits fils et de Sabine dans l'état définitif mises au carreau pour être transposées sur la toile. On remarquera la différence de traitement entre les drapés finement achevés et les parties anatomiques, visages, membres, simplement esquissés, et traités à part.
Dès la Renaissance, le dessin échappe à ce destin utilitaire et devient une œuvre à part entière. Michel-Ange le premier créera des œuvres autonomes sur papier, création abouties, destinées à ses amis et à ses admirateurs. Un siècle plus tard Van Goyen, le paysagiste hollandais, ruiné par les spéculations sur les tulipes, multipliera les dessins achevés pour se refaire. Le musée conserve deux de ces composition au lavis gris, scènes de la vie contemporaines décrivant les activités des Hollandais en hiver ; bambochades portraiturant le petit peuple ce qui ravissait les amateurs de l'époque – et nous aussi d'ailleurs. Antoine Coypel avec sa Suzanne et les vieillards, gouache théâtrale et colorée, un peu ennuyeuses, crée une de ces compositions fignolées que l'on prisait tant aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il en était de même (l'ennui en moins!) pour les grandes sanguines que les élèves de l'Académie de Rome exécutaient pour leur plaisir et celui de leurs mécènes. Voir le foisonnant Paysage italien de Fragonard...
Cette dernière composition à l'exubérante vitalité est typique de ces œuvres qui, mystérieusement, disent plus que ce qu'une simple lecture semblerait dire. C'est le grand mystère de l'art et particulièrement du dessin, qui relève à la fois de intellectuel et de la poésie ; Art si proche, par sa spontanéité, de l'inconscient de l'artiste, qui en trahit les profondes pensées. Qu'est en réalité la Ruine de la porte d'Heiligen Kreuz de Caspar-David Friedrich ? Sinon l'image d'un fragment de ruine banal, mais on pressent que cette porte débouche sur autre chose, quelque chose de mystique dont on serait bien incapable de préciser le sens. Et ces chevaux si fougueux de la période romantique ? Ne sont-ils pas l'image de l'élan vital, de l'irruption des forces premières qui surgissent chez le trop maîtrisé homme des Lumières ? L'impulsif Géricault fasciné par la course des chevaux libres à Rome, véritable hymne à la force pure... les trop sages Charlet et Horace Vernet, le réaliste chantre de l 'épopée napoléonienne, le baron Gros, n'ont-ils pas trouvé dans la puissance, sauvage bien que maîtrisée, de la « plus noble conquête de l'homme » le moyen de libérer leurs propres pulsions ? Et les gueux de Rembrandt ? Laids, crasseux, vêtus de loques, ne disent-ils mieux la transcendance que tant de glorieuses constructions baroques ? Isaac promettant sa bénédiction à Esaü, dessiné sans doute par une élève doué mais corrigé d'un roseau puissant par le maître est une des plus fortes images de cette exposition.
Gilles Coÿne
Caspar-David Friedrich, Ruines de la porte d'Heiligen Kreuz, Meissen, 1824 aquarelle et crayon sur papier © Musées d'Angers / F. Baglin
Rembrandt, Isaac promettant sa bénédiction à Esaü, Plume encre brune, roseau, lavis brun, vers 1640/5 © Musées d'Angers, F. Baglin
Jacques-Louis David, Etude pour la mère des Horaces et ses petits-fils, sanguine, vers 1784/5 © musée d'Angers, F. Baglin
Charles Meynier, Deux Académies d'homme, mine de plomb, vers 1810-20 ? © musées d'Angers, F. Baglin
La Fabrique de l'œuvre
Dessins des musées d'Angers
jusqu'au 28 février 2016
Musée des Beaux-Arts d'Angers
14, rue du musée, 49100 Angers
- Tél. : 02 41 05 38 00
- Internet : http://musees.angers.fr
- Mèl. : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
- Horaires et tarifs : tous les jours sauf le lundi de 10h à 18h ; tarifs entrée des expositions 6 et 5€, gratuité pour les moins de 26 ans
- Publications : Catalogue sous la direction d'Ariane James-Sarazin et Dominique Brême, 300p., 304 illustrations, 39€.