Expositions
Jean Fautrier
Matière et lumière
On aime ou on déteste, l'œuvre de Jean Fautrier ne peut laisser indifférent. Celui qu'à un moment on a mis à égalité avec Picasso – l'un incarnant la face sombre d'un Janus de l'art moderne opposé à la face lumineuse et méditerranéenne du maître de Malaga – est l'objet d'une grande rétrospective au musée d'Art moderne de la ville de Paris, toiles, dessins, gravures, sculptures scandent un parcours singulier.
Un tempérament saturnien, un artiste d'un pessimisme rare du moins dans sa production, on ne peut pas dire que Fautrier cherchait à séduire... La beauté de l'horrible... Dès la première salle le visiteur est prévenu : trois toiles réalistes où il exécute, il n'y a pas d'autre terme, sa concierge, quelques Autrichiennes et leur progéniture en promenade - véritables portraits prémonitoires du petit bourgeois selon Bertolt Brecht -, trois vieilles femmes hébétées aux mains usées par les travaux, déconcertent... La cruauté voire la méchanceté du créateur de l'art informel nous intéresserait moins si il n'y avait là le début d'un long processus créatif où cette déprimante délectation morose allait déboucher, en 1943, sur les Têtes d'otages ; série où, sans dramatisation, sans appuyer, il crée une collection de toiles symboliques de la cruauté d'un temps impitoyable.
Jean Fautrier est né en 1898 à Paris d'un couple franco britannique. À la séparation de ses parents il reste avec son père en France jusqu'à la mort de ce dernier en 1910. Il rejoint alors sa mère à Londres et en 1912 s'inscrit à la Royal Academy puis à la Slade School of Fine Art où il poursuit ses études pendant quatre ans. En 1917, ayant atteint l'âge requis, il s'engage dans l'armée. et après sa démobilisation choisit de s'installer à paris. À l'instar du poète il aurait pu, dans ce Paris de l'après-guerre, s'exclamer « Tout est dit et l'on vient trop tard ». En effet les révolutions cubistes et fauves sont loin et n'inspirent plus que quelques suiveurs. La ville vit à l'heure du « Retour à l'ordre », du surréalisme et de l'abstraction ce qui ne l'intéresse pas vraiment. « Je me refusais à entrer dans une école quelconque... » Il choisit de mener ses recherches loin des modes du moment sans pour autant bouder la scène de la capitale. Il fréquente des intellectuels et devient en quelque sorte un peintre pour poètes et écrivains.
Le travail de Fautrier n'a jamais méprisé le réel, il a irrigué sa création même quand il semble s'en éloigner le plus. Au cours d'une première période, au début des années vingt, il pratique une figuration sarcastique, cruelle, sans aucune empathie envers ses modèles. Il n'est que de regarder les nus féminins inspirés par sa compagne du moment Andrée Pierson : en une pâte vigoureuse il dresse une figure rien moins que séduisante. Une femme hommasse, à la silhouette massive, aux seins lourds, aux membres épais, aux gestes sans élégance. Sa Tête de femme de bordel, quasi bovine, est la sœur de celles que peignit sans indulgence Degas dans ses monotypes. S'il aborde la nature morte c'est pour représenter un Lapin écorché...
Ses Lacs bleus, son Glacier de haute pâte, souvenirs de ses séjours dans les Hautes-Alpes, ouvrent une période dite des peintures noires dans la seconde moitié des années vingt. Il truelle une matière épaisse travaillée avec énergie où l'on peut repérer les grandes lignes du motif. On discerne un lac, une montagne, plus loin, un corps de sanglier écorché ventre ouvert, des nus qui ne sont plus que des archétypes simplifiés, des animaux toujours morts. Le motif de la toile s'évanouit dans la matière et dans l'obscurité d'une palette funèbre. Il pratique aussi la sculpture, il modèle des figures tirées en bronzes où la forme semble lutter pour s'abstraire de la matière, des masques. Il commence à avoir du succès et plusieurs galeries organisent des expositions monographiques. Paul Guillaume signe un contrat avec lui.
Il flirte avec l'abstraction dans son travail pour les illustrations de l'Enfer de Dante que les éditions Gallimard lui ont commandées sur la suggestion de Malraux. L'éditeur ne donnera pas suite au projet pour cette raison même. La crise de 1929 bouleverse ce bel engrenage, plus de contrat, plus de ventes, les amateurs se font rares. Il quitte Paris pour la Savoie où il devient moniteur de ski et gère un hôtel, il peint moins. C'est pour lui l'occasion de faire le point et de réfléchir sur son art et de modifier sa pratique : il épaissit la matière de ses toiles en multipliant les couches d'enduit blanc qu'il truelle au couteau avant d'esquisser en surface le sujet.
Pendant le seconde guerre mondiale, dans un Paris occupé, où il était revenu en 1940, il bénéficie de plusieurs expositions qui connaissent un succès grandissant. Il rencontre Jean Paulhan, René Char, Paul éluard, Francis Ponge... Il travaille en secret à la série des « Otages » si emblématique de ces temps tragiques. Fautrier, acteur de la Résistance et incarcéré quelques temps par la Gestapo, a connu ses sinistres prisons et a côtoyé réellement les victimes de la police nazie. Il fut libéré grâce à l'intervention du sculpteur Arno Brecker, fin connaisseur de la scène artistique parisienne d'avant-guerre. Il sculpte aussi en une matière rude, brute, des têtes modelées dans la glaise et des masques aux yeux vides, tout aussi expressifs. Cette production sera dévoilée au grand public au lendemain de la Libération dans la galerie René Drouin. « La Juive », « Otages aux mais liées », « Le fusillé », les titres parlent d'eux-mêmes. Les visages, les silhouettes, à peine esquissés sur un fond terreux, semblent s'engloutir, se dissoudre dans la terre des fosses communes. C'est très simple, très émouvant. L'exposition fit sensation, On est en présence, sans aucun doute, des œuvres les plus fortes qu'ait inspiré l'époque.
Après la guerre, l'artiste continue à élaborer ce type de tableaux aux empâtements travaillés. Il s'inspire de modestes objets quotidiens dont il sculpte et simplifie la forme jusqu'à la transformer en archétypes : une bobine de fil, un flacon, une bouteille d'encre, des ustensiles de cuisine... Ces objets auxquels nous ne prêtons qu'une attention distraite prennent un relief inattendu en une sorte de dialogue qu'il pousse parfois jusqu'à l'abstraction. Ses paysages, ses figures, se diluent de plus en plus dans la matière, et seule la couleur reste comme un rappel du sujet : « La Garrigue », « Frozen Lakes », « Johanna », « Sunset Alabama », s'il n'y avait le titre, seraient bien énigmatiques. Il renoue, à l'occasion de l'affaire de Budapest avec une peinture politique ; les Partisans, frères des Otages, disent l'émotion de l'Europe au moment de l'invasion russe destinée à mater la Hongrie révoltée. Avouons-le ils ont moins de force, de conviction que les toiles de 1943 nonobstant la citation de Paul éluard, « J'écris ton nom, Liberté », inscrite sur ces toiles.
Fautrier est mort le 21 juillet 1964, le jour où il devait se remarier ; pied-de-nez de la Camarde à l'auteur des peintures noires...
Gilles Coÿne
- Promenade du dimanche au Tyrol, 1921-22, huile sur toile, Musée d'Art moderne de la ville de Paris , cliché éric Emo/Parisienne de Photographie, © ADAGP, Paris 2017.
- Tête d'Otage n°20, 1944, Huile sur papier marouflé sur toile, Collection particulière, Cologne, © ADAGP, Paris 2017.
- Les trois têtes, vers 1954, Huile sur papier marouflée sur toile, collection particulière, Paris, courtesy Galerie Applicat-Prazan, Paris, © ADAGP, Paris 2017.
Jean Fautrier
Matière et lumière
26 janvier – 20 mai 2018
Musée d'Art moderne de la ville de Paris
11, avenue du Président Wilson, 75116 Paris
- Tél. : 01 53 67 40 00
- Internet : www.mam.paris.fr
- Horaires et tarifs : tous les jours sauf le lundi de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu'à 22h seulement pour les expositions ; tarifs 12€ et 10€. billet combiné avec Mohammed Bourouissa€ et 13€
- Publication : Catalogue, édition bilingue, éditions Paris Musées, 272 p., 44,90€.
- Activités culturelles : activités en famille, Activités pour les tout-petits, visites-ateliers pour enfants et adultes, consulter le site du musée.