Expositions
Âmes sauvages
Le symbolisme dans les pays baltes
Le musée d'Orsay sort de l'ombre, du moins pour le public français, une école de peinture dont nous ignorions jusqu'à l'existence - celle des pays baltes, Estonie, Lettonie et Lituanie. Elle se développe dans la seconde moitié du XIXe siècle et perdure jusque dans les années trente du XXe. Ces artistes, officiellement de nationalité russe jusqu'à la fin de la première guerre mondiale, formés en majorité à Berlin et à Saint-Petersburg, échappent presque entièrement à l'influence d'un Paris où s'élabore en ces années l'art moderne. Un art résolument figuratif à forte tendance symboliste se développe ici, en une quête têtue de ce qui fait l'originalité de leur l'identité ; les artistes vont en chercher les traces dans la mémoire des campagnes, une mémoire qui plonge dans un passé mythique toujours vivant alors ; enfin ils se font les chantres d'un amour de la terre natale, une terre sans grâce particulière à première vue mais dont l'emprise est tenace : pays plat de lacs, de bois, de marécages d'une infinie mélancolie, villes endormies, repliées sur une splendeur passée...
Ce mouvement s'inscrit dans une évolution plus générale qui affecte plusieurs pays au Nord et à l'Est de l'Europe, pays dont l'indépendance, la langue, le personnalité sont méconnues voire même parfois réprimées - Finlande, Pologne, Tchéquie, Slovaquie... On ressuscite la langue vernaculaire, on fait un retour vers les vieux mythes, des anciennes traditions, on retrouve le souffle d'une poésie dont on avait perdu la grandeur, en un mot on ré-invente un art national ; intellectuels et artistes ont le souci par ce travail de résurrection de donner à leur pays les outils pour la reconquête d'une indépendance qui , pensent-ils, passe dans un premier temps par une réappropriation de leur culture. L'art, dans toutes ses acceptions, peinture, musique, architecture, devient pour ces peuples une arme politique.
Les artistes baltes se situent résolument dans la mouvance du Symbolisme, un art figuratif qui cherche en retraçant la réalité à rendre ce qui se trouve au-delà du prosaïsme quotidien. Ils vont trouver leurs modèles dans la riche et multiple scène nordique : Saint-Petersburg, Berlin, Munich, la Norvège où ils se forment, trouvent des maîtres, des exemples... Ils sont assez indifférents à la culture classique méditerranéenne et à l'intellectualisme des recherches formelles du milieu Parisien. Une exception ? La série de treize petites toiles de format carré et consacré à la création du monde de Mikolajus Konstantinas Čiurlionis (1875-1911) doit beaucoup à Odilon Redon : des formes aussi bizarres que mystérieuses, animales ou minérales évoluant de tableau en tableau selon une palette complexe tentent retracer l'apparition de la vie. Univers plastique, sonore, d'une étrangeté déconcertante. On peut ne pas goûter outre mesure... En revanche, comment ne pas penser au premier Kandinsky - quand il se fait l'illustrateur de la Russie médiévale - avec les toiles de Nikolai Triik (1884-1940) représentant un navire viking ou quand il peint une bataille ? Ne peut-on pas déceler la même influence chez Janis Rosentāls (1866-1916) avec le beau dessin l'Archer?Le même maître, changeant de registre, n'hésite pas à mettre ses pas dans ceux de Böcklin quand il s'attaque aux vieux mythes baltes : avec Le premier chant du coq,il peint une parodie des quatre âges de la vie symbolisés par des créatures grotesques mi homme mi bêtes.
Il est assez étonnant en effet de voir comment ces artistes changent de facture selon le temps et le sujet. Peut-on imaginer que le peintre du sombre Premier chant du coqest l'auteur des toiles claires, quasi hygiénistes peintes peu d'années auparavant, où une humanité éprise de soleil et de joie de vivre s'ébat ? Oui, l'Arcadieet le Chant du printempssont du même artiste... Et qu'y a-t-il de commun entre le beau portrait méditatif que Nikolai Triik fait de son ami Konrad Mägi et les toiles aux formes et aux couleurs primitives où il se fait le chroniqueur des sanglantes épopées ancestrales citées plus haut ? Konrad Mägi (1878-1925) lui-même auteur d'un très coloré et très hiératique portrait de jeune norvégienne a peint plusieurs paysages lors de son voyage dans ce pays où tantôt il adopte une facture proche des pointillistes français, tantôt il transforme ce qu'il voit en une sorte de tapisserie symboliste aux lignes fluides et sinueuses.
Kristjan Raud (1865-1943), oscille entre un hiératisme figé comme dans sonSacrifice, ouvrant l'exposition, datant de la fin de sa carrière, et le très germanique et sombre triptyque La jeune Fille au tombeauet de Furies. Dans le premier, énergique travail de traits rageurs de fusain, l'action – assez hermétique pour nous - se développe en trois scènes d'une grande violence tandis que dans l'autre le meurtrier assez misérable, poignard à la main, tente de fuir les troisérinnyes nordiques hurlantes qui le poursuivent ; la scène baigne dans une obscurité glauque qui souligne le tragique de la scène et rend bien l'angoisse de l'assassin.
Les dernières salles consacrées au paysage surprendront moins le visiteur. Purvitis (1872-1945) domine de haut l'accrochage, ses thèmes, Automne,Hiver,Les Eaux printanières –en fait un lac encore pris par la glace juste avant la débâcle -, sont rien moins que riants et de par leur clarté glaciale disent l'engourdissement de son pays – la Lettonie – sous la botte des Tzars. On notera le travail de coulures de la peinture pour représenter les fûts des arbres. Plus radical encore, Čiurlionis,utilise le procédé avec encore plus d'audacedans l'été, une toile étrange où il suggère un rideau d'arbres au moyen de coulures de peinture pour les troncs et d'éclaboussures pour le feuillage ; le travail avec son aléatoire maîtrisé a quelque chose de l'art extrême-oriental. Plus proche des expressionnistes allemands, Ruszcyc (1870-1936) déforme la maison de son enfance en un domaine hanté, giflé par tous les aquilons sur fonds de nuées menaçantes.
Il est difficile dans un court compte rendu critique de citer tous les noms, tous les tableaux, mais ce choix forcément arbitraire dit bien l'originalité profonde d'une école esthétique attachante dont nous n'imaginions même pas l'existence et qui mérite mieux qu'un intérêt poli ou une attention distraite.
Gilles Coÿne
Janis Rozenthals, L'Archer, 1914, crayon, encre de chine et gouache, 33 sur 59 cm.. Riga, musée national de Lettonie © Photo Normunds Braslins
Konrad Mägi, Portrait de jeune Norvégienne, 1909, Huile sur toile, 60,3 sur 48,5 cm., Tartu, musée d'Art. © Stanislav Stepashko
Oskar Kallis, Linda portant un rocher, 1917, huile sur toile, 83 sur 86,2 cm., Rallin, musée d'art d'Estonie © Stanislav Stepashko
Vilhelms Purvitis, Hiver, vers 1908, huile sur carton, 71,3 sur 101,8 cm. © Normunds Braslins
Âmes sauvages
Le symbolisme dans les pays baltes
Jusqu'au 15 juillet 2018
Musée d'Orsay, grand espace d'exposition
- 1, rue de la Légion d'Honneur, 75007 Paris
- Tél. : 01 40 49 48 14
- Internet : www.musee-orsay.fr
- Horaires et tarifs : Tous les jours de Mardi à dimanche de 9h30 à 18h, nocturne le jeudi, fermeture à 21h45 ; tarifs – les billets donnent droit à l'accès aux collections permanentes -, 12€ et 9€ (familles nombreuses et visiteurs des nocturne à partir de 18h30, pour le gratuité consulter le site.
- Publication : Rodolphe Rapetti dir. : Catalogue, 312p., 177 illustrations, 42€.
- Autour de l'exposition : Documentaires, films, colloque, concerts, consulter le site du musée.
-Soirée du Solstice le 21 juin: concert, découverte de l'exposition, tarif 9€