Expositions
Les Contes étranges de Niels Hansen Jacobsen (1861-1941)
Un Danois à Paris, 1892 - 1902
Antoine Bourdelle (1861-1921) qui fut son exact contemporain accueille en son musée Niels Hansen Jacobsen (1861-1941). Exposition passionnante qui révèlera au public parisien un artiste danois, sculpteur et céramiste à la fois, qui leur est peu connu ; il fut, certes, familier de Montparnasse à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, mais il n'a guère laissé de trace dans la mémoire de ces temps si animés, si riches et surtout si cosmopolites. étrange artiste qui modela en céramique vernissée un autoportrait saisissant au vaste front bosselé où semblent se concentrer mille passions irrépressibles ; figure héroïsée qui dit l'ambition d'un jeune homme à la recherche de sa voie. Comment ne pas penser au Beethoven sur lequel Bourdelle à la même époque travaillait... Les portraits que ses amis ont laissé du jeune artiste, nettement plus apaisés, exposés en début de parcours, loin des « orages désirés » montrent un garçon sérieux, volontaire, concentré sur son art.
Niels Hansen Jacobsen fils de paysans du Jutland fit ses études artistiques à Copenhague dans l'école des beaux-arts. À la fin de son cursus (1884-1888), il expose et son travail est remarqué par la critique, une médaille vient même le récompenser. Il bénéficie d'une bourse qui va lui permettre de découvrir ce qui se fait ailleurs. Il visite l'Allemagne, l'Italie puis Paris où il décide de s'installer en 1892, un an après son mariage. Son séjour durera une dizaine d'année, il trouve dans la capitale un climat stimulant, la ville étant alors le laboratoire de la modernité. Ce sont ces dix années qu'illustre la manifestation du musée. L'exposition fait certes le point sur ses propres recherches dans le domaine de la sculpture et de la céramique mais elle ne se borne pas à cela. Elle décrit aussi un petit cercle d'artistes et d'intellectuels nordiques et français, peintres, graveurs, sculpteurs, céramistes, un groupe bouillonnant d'idées, d'expérimentations dans lequel il va évoluer : le monde du Symbolisme qui fleurissait à ce moment-là à Paris avec ses outrances comme ses trouvailles esthétiques. Gustave Moreau et ses merveilleuse aquarelles, Odilon Redon, le maître du noir ou, plus rare, Boleslas Biegas dont le monument à Chopin tout en souffle est une découverte, plus rare encore le quasi abstrait Jens Lund, composent le paysage esthétique et moral dans lequel baignent ses premières créations.
Le couple que le jeune sculpteur forme avec sa femme également artiste - elle collaborera souvent avec son époux - s'installe dans la Cité Fleurie, boulevard Arago. Ils ont pour voisin Carriès l'étrange céramiste inventeur de formes et de procédés qui eut une influence décisive, Carriès, son mentor, qui ne craint pas de créer des monstres hybrides d'une grande expressivité. Ah la Grenouille aux oreilles de lapin...L'incontournable Auguste Rodin alors en pleine gloire, Antoine Bourdelle qui s'affirme en ces années forment bien évidemment la référence pour le jeune artiste dans le domaine de la sculpture.
Entre fantastique et symbolisme, l'œuvre de Hansen Jacobsen, expressive, peut être d'une violence primitive, elle s'inscrit dans une culture danoise que l'on aurait cru plus apaisée : une effigie en bronze domine le parcours, un Troll qui flaire la chair de Chrétiende 1896, ce troll est une figure du folklore danois venant du fond des âges. Mi homme sauvage mi bête féroce, cette créature hybride se dresse, agressive et projetant en avant des paumes, des palmes griffues empruntées à quelque monstrueux palmipède ou à quelque fauve mutant ; le visage convulsé, la tête cornue, les membres musculeux et lourdement crispés, le ventre et le bas-ventre plissés d'un vieillard apocalyptique, achèvent ce portrait des forces primitives pas forcément bienveillantes. Le monstre, plus grand que nature se dresse sur un haut podium et semble étouffer sous le plafond trop bas de la salle ce qui ne le rend que plus impressionnant.
Le même sentiment d'étrange intranquilité, voire même d'angoisse, sourd d'un autre sujet exposé plus loin. L'Ombre(1897), créée dans la foulée du Troll est, s'il se peut, encore plus dérangeante. Cette statue - symbole plus qu'illustration littérale d'un des contes d'Andersen les plus amers malgré le ton guilleret adopté par l'écrivain - toute en longueur, disposée quasiment à même le sol, semble être une nuée, un brouillard maléfique, « pétrifiés » dans la bronze. Brume serpentiforme, onde mortifère, la créature démoniaque se dresse, tel un aspic, d'un limon primitif furieusement agité s'apprêtant à frapper l'imprudent héros qui n'a pas su déceler à temps le danger... Comment décrire cet objet auquel on hésiterait à donner le nom d'œuvre d'art s'il n'était aussi puissamment expressif de nos angoisses intimes ? Une sculpture étonnante, en avance sur son temps d'une bonne cinquantaine d'années...
Un troisième bronze, La Mort et la Mère(1892), tiré d'un des contes d'Andersen tout aussi pessimiste « L'Histoire d'une mère », montre une femme prostrée sur le sol, le cheveu épars, en une prière aussi désespérée qu'inutile. Elle a renoncé à attendrir la faucheuse qui emporte son butin le petit être. Jacobsen fit poser son épouse pour la figure de la mère ; prémonition ? Imprudence ? La jeune femme devait mourir prématurément quelques années plus tard. Ce sera, sans doute, la raison de son départ de Paris.
Jacobsen, plus qu'un sculpteur peut-être, est un céramiste ; il s'y met, dès 1892, peu après son arrivée à Paris sous l'influence de Carriès, son voisin à la Cité Fleurie et aussi à l'exemple de la céramique japonaise qu'il découvre alors. Le fascinait la plasticité, la ductilité du matériau, la facilité à le plier à la volonté de son inspiration. Contrairement à la pierre et au marbre qui demandent la collaboration du praticien, au bronze celle du fondeur, le céramiste est maître de sa création, seuls l'imprévisible, l'accident heureux ou ravageur peuvent intervenir dans le processus. Cette partie de sa production est abondamment illustrée ici. Petits objets, on n'ose dire bibelots, vases, masques, se démarquent de la production de ses contemporains et surtout de celle de Carriès, son modèle, par une rusticité certaine et une expressivité primitive. La longue paroi où sont accrochés les masques des deux artistes est suggestive à ce propos. Du côté du Danois, les figures du Printemps, les masques d'un enfant, de lui et de son épouse, d'une esthétique fluide très Art nouveau, dominés par le faciès de l'Automne où la terre bouleversée par un doigts nerveux se gonfle de manière démoniaque ; de l'autre, celui du Parisien, les têtes, plus subtilement ciselées, plus « littéraires », sinon plus classiques, disent avec moins de brutalité peut-être mais avec autant de force, l'étrangeté du monde.
Gilles Coÿne
1 - Le mur des masques (photo de l'auteur)
2 - Troll qui flaire la chair de Chrétiens, 1896, bronze, Valby, Jesuskirken, Copenhague (photo de l'aureur)
3 - L'Ombre, 1897, bronze, Vejen Kunstmuseum, legs Niels Hansen Jacobsen (photo de l'auteur)
4 - Masque de l'automne, vers 1896-1903, grès émaillé, Vejen Kinstmuseum, legs Niels Hansen Jacobsen (photo de l'auteur)
Les Contes étranges de Niels Hansen Jacobsen.
Un Danois à Paris
Jusqu'au 26 juillet 2020
Musée Bourdelle
18, rue Antoine Bourdelle, 75015 ParisTél. : 01497373
- internet : www.bourdelle.paris.fr
- Horaires et tarifs : tous les jours, sauf le lundi, de 10h à 18h. Tarifs, 9€, tarif résuit 7€, gratuité consulter le site.
- Publication : Jérôme Godeau et Amélie Simier dir. : Les contes étranges de Niels Hansen Jacobsen : un Danois à Paris, 1892-1902. - Paris, 2020, Paris Musées, 224 p., 200 illustrations, 35€
- Autour de l'exposition : Conférences, ateliers, visites guidées, contes pour enfants, consulter le site du musée ou au 01 71 28 15 11.