Expositions
Léon Spilliaert (1881 – 1946)
Lumière et solitude
Il aimait les longues promenades dans sa ville, le long de la mer, dans les bois, les méditations dans son atelier, la nature ; l'inspiraient les brumes dans lesquelles les formes se dissolvent, les longs crépuscules poudreux, la nuit, ses mystères et ses troubles ambigüités. Le peintre Léon Spilliaert, dont le musée d'Orsay présente l'étrange personnalité en une courte mais passionnante exposition décrivant ses premières années, les plus novatrices, était un personnage attachant, de petite santé et profondément dépressif, mais qui sut donner formes à nos interrogations les plus intimes : l'autre... l'amour... Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? L'angoisse de notre finitude...
Il est né à Ostende une ville de fondation récente au sein d'une famille de commerçants qui tout au long du XIXe siècle avait connu une ascension sociale continue, sans pour cela amasser une grande fortune, en fait l'aisance moyenne d'un coiffeur parfumeur provincial. Ses parents ne méprisaient nullement l'art, la poésie, la littérature bien au contraire, mais sans beaucoup d'argent, ils ne pouvaient financer des études artistiques encore moins attendre que la notoriété rende le jeune artiste financièrement indépendant ; il a vécu, jusque tard, jusqu'à son mariage tardif, dans le foyer familial.
C'était un autodidacte, on ne saurait prendre les quelques mois qu'il passa dans l'Académie de Bruges (1890/1900) dont il démissionna rapidement car il n'y trouvait pas ce qu'il recherchait, pour une formation classique sérieuse.Depuis son plus jeune âge, il dessinait d'abondance et de façon quasi compulsive, comme en témoignent les cahiers scolaires qui ont subsisté, mais ce n'est qu'au cours du voyage qu'il fit avec son père à Paris pour visiter l'exposition universelle, que sa vocation prit forme : il serait peintre. Sa chance fut la rencontre avec le bibliophile, éditeur, libraire, collectionneur bruxellois Edmond Deman qui l'engagea en 1903 et surtout joua en quelque sorte le rôle de père spirituel en lui présentant ce qui était alors l'élite intellectuelle et artistique de l'avant-garde belge et, aussi, en lui faisant découvrir l'art des grands ancêtres. Deman lui acheta quelques dessins, le présenta à Maurice Maeterlinck, à Émile Verhaeren qui deviendra un ami, à Fernand Crommelynck et surtout aux artistes que le libraire exposait dans son magasin : Georges Lemmen, Fernand Knopff, Théo Van Rysselberghe et Odilon Redon dont le jeune homme se sentit très proche immédiatement. Sa personnalité s'épanouit dans un milieu artistique et intellectuel qui n'avait pas d'équivalent à Ostende. De plus, chaque année, jusqu'à son mariage en 1916, Il élargit son horizon en faisant un court séjour à Paris où Sagot, le marchand de Picasso, proposait ses œuvres à la vente.
Léon Spilliaert appartenait à la mouvance assez floue du Symbolisme qui régnait alors en Europe. Souvent, on sent chez ce genre d'artistes la pose, quelque chose d'artificiel, de fabriqué : les femmes sont trop vénéneuses, trop fatales ou trop pures, les couleurs trop vives, la facture trop subtile, les thèmes trop sophistiqués. Rien de tel chez Spilliaert chez qui la désespérance, la noirceur proviennent, d'un inconfort moral, d'une souffrance psychologique authentiques. Si l'on fait abstraction des illustrations pour les poètes et les écrivains belges, où il ne brilles pas plus que les autres artistes de sa mouvance, il consacre l'essentiel de son œuvre à sa ville natale et à son environnement immédiat : sa maison, les objets quotidiens, l'architecture de la ville, le port, le jetée, la plage, la mer, le ciel, les éléments, il les revisite en leur prêtant une aura de mystère ; son regard halluciné extrait de ces lieux assez banals voire prosaïques une charge poétique, un sentiment d'intranquilité, d'inquiétude voire d'angoisse qui ne saurait laisser indifférent. La Chambre à coucher(1908), est typique à cet égard. Que voit-on ? Un lit couvert d'un dessus de coton (un linceul?), une armoire solide et rébarbative, on devine une fenêtre à droite. Ce grand dessin, au lavis d'encre de Chine et aquarelle, crayon de couleur, très travaillé, qui semble au premier abord représenter une simple pièce, banale, décrit en fait un lieu glacial dont il se dégage quelque chose de maléfique. Manifestement ce lit n'est pas fait pour faire l'amour ou pour de moelleuses siestes, mais plutôt pour abriter de longues souffrances ou de douloureuses agonies. Sinistre mais prenant.
Il sourd des autoportraits - un thème récurrent - de ce mince jeune homme à la crinière blonde indisciplinée, toujours impeccablement vêtu, un identique sentiment d'étrangeté, un peu inquiétante. Le plus spectaculaire le montre en train de dessiner entre deux miroirs qui reflètent à l'infini l'effigie, jamais tout à fait identique, jamais tout à fait différente ; comme souvent dans ces tableaux, les orbites profondes ne sont qu'ombre, l'artifice escamote le regard et rend le personnage encore plus mystérieux, voire inquiétant.L'Autoportrait au miroir(1908), quant à lui, le plus envoûtant, où il se présente en somnambule, voire en mort-vivant, l'œil halluciné dardé sur le spectateur, hantera longtemps la mémoire.
Il approche sa ville, la plage, l'Océan, autres thèmes privilégiés, dans un état d'esprit identique. Il utilise alors des moyens d'une grande économie : il réduit la composition en quelques lignes affirmées dont il transcende la géométrie simplifiée par une technique patiente, minutieuse, virtuose. Il utilise ce que nous appèlerions aujourd'hui pompeusement une sorte de « technique mixte », un mélange de lavis, d'aquarelle, de gouache, de crayons de couleurs, qu'il superpose en petites virgules ; d'autres fois il pose de grands à-plats fougueux aux contours flous paraissant posés à la diable ; enfin, il fait appel au fusain dont il fait vibrer les noirs avec une maîtrise digne de Seurat. Le Nuage(1902) dont on ne sait s'il représente une femme extatique convulsée ou un nuage à visage humain ; la Hofstraat à Ostende(1908), long couloir obscur simplement éclairé par le reflet du phare sur le pavé mouillé, les digues rectilignes, les plages vides, la mer...
La figure humaine tient une place discrète dans cette œuvre. Ce sont presque exclusivement des figures féminines emmitouflées dans de grandes capes annihilant leur forme, elles tournent le plus souvent le dos au spectateur tout comme les femmes de pécheurs vigoureuses, aux poses carrément vulgaires, en attente du retour de leur mari pour aller vendre le produit de sa pèche. Présence-absence qui en dit long sur les frustrations d'un homme qui chercha longtemps le port.
Gilles Coÿne
1 – Autoportrait aux masques, 1903, mine graphite, lavis encre de Chine, pinceau,crayon de couleur et aquarelle sur papier, Paris, musée d'Orsay, ©RMN-Gtand Palais (musée d'Orsay / Thierry Le Mage
2 – Digue la nuit. Reflets de lumière, 1908, lavis d'encre de Chine, crayon de couleur sur papier, Paris, musée d'Orday©RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt.
3 – Femme au bord de l'eau, 1910, encre de Chine, lavis, pinceau, crayon de couleur et pastel sur papier, collection privée ©droits réservés.
Spilliaert (1881 – 1946)
Lumière et solitude
13, octobre 2020 – 10, janvier 2021
Musée d'Orsay
1, rue de la Légion d'Honneur, 75007 Paris
- Tél. : 01 40 49 48 14
- Horaires et Tarifs : port du masque obligatoire à partir de 11ans. Tous les jours sauf le mardi de 9h30 à 18h, 9h30 à 21h45 la jeudi. Tarifs, 14€ et 11€, gratuité pour les moins de 18 ans, visiteurs âgés de 18 à 25 ans ressortissants des pays de l'Union européenne, amis du musée, carte jeune, personnes handicapées, demandeurs d'emploi et le premier dimanche du mois pour tous.
- Publication : Léon Spilliaert (1881 – 1946) Lumière et Solitude.- Paris, 2020, Musée d'Orsay/ RMN, 208p., 35€. Eva Bester, Léon Spilliaert, Autrement, Essai ; Stéphane Lambert :Être moi toujours plus fort, les paysages intérieurs de Léon Spilliaert.- Arléa Poche, 128p., 10€.