Expositions
Anselm Kiefer pour Paul Celan
L'atmosphère du grand palais éphémère à Paris est crépusculaire où les monumentales toiles et installations d'Anselm Kiefer se dressent comme les tables de la loi d'un monde déboussolé et impitoyable, d'un ordre condamné mais encore redoutable. Dans l'obscurité de la nuit, ces œuvres gigantesques se détachent dans le noir ambiant, illuminées qu'elles sont par les spots qui, tels des étoiles, brillent au plafond ; inquiétantes, obsédantes, brutales elles scandent l'itinéraire aléatoire d'un visiteur livré au hasard. La seule échappée vers le monde extérieur demeure la verrière du fond où s'agitent en ombres chinoises, tels des marionnettes, les clients de la cafétéria : au-delà d'un Champs de Mars labouré sous un morne ciel d'automne finissant plombé de tristesse, se dresse, loin, très loin, la Tour Eiffel sur fond de Trocadéro. Du temps où la République bandait selon l'insolente déclaration des Surréalistes, la Tour était symbole de progrès, d'innovation, de modernité, d'optimisme, de foi en l'avenir. Elle n'est plus qu'un monument patrimonial, une destination touristique, dont l'accès exige de faire longuement la queue. Dialogue amer entre un passé optimiste et un futur incertain.
Le plan du Grand Palais éphémère affecte la forme d'une croix, et son symbolisme colle assez bien au contenu de l'exposition : Anselm Kiefer pour Paul Celan. Depuis toujours le plasticien est hanté par le poète de langue allemande dont les mots viennent de si loin, d'un autre monde auquel nous n'avons pas encore été confronté... Désormais, j'écris cette langue sur des toiles, une entreprises à laquelle on s'adonne comme à un rite. Ces citations jouent le rôle d'un fil d'Ariane dans l'hommage que l'artiste rend à un chantre dont la puissance n'avait d'égale que sa désespérance.
Paul Celan (1920-1970), le poète allemand le plus inspiré de l'après-guerre, est né à Cernenăuți, alors en Roumanie aujourd'hui en Ukraine, au sein d'une famille juive germanophone et très cultivée. Il survécut au génocide lors de l'histoire compliquée de cette partie de la Roumanie pendant la seconde guerre mondiale à l'inverse de ses parents. En 1947, il s'installe à Paris où il se marie avec l'artiste Gisèle de Lestrange et obtient la nationalité française en 1955. Enseignant, poète, traducteur, passeur de culture, l'émigrant de toujours écrira : « Vous êtes chez vous, dans votre langue, vos références, parmi les livres, les œuvres que vous aimez. Moi je suis dehors ». Il se jettera dans la Seine à l'âge de cinquante ans. Anselm Kiefer, lui, est né en 1945, la veille de l'effondrement nazi, et son enfance durant l'après-guerre fut marquée par l'ambiance déprimée d'un pays en ruine ; il vit depuis 1992 en France sans pour cela avoir abandonné totalement sa terre natale.
Paul Celan avait mal à son Allemagne, pays double et contradictoire à la fois qui le nourrit de sa culture, une des plus éclatantes du continent que lui-même enrichit d'une œuvre superbe, funèbre, mais aussi pays dont la face sombre s'accomplit dans l'extermination des siens. On retrouve une ambivalence similaire chez Anselm Kiefer dans son rapport complexe avec sa patrie et s'il refuse le choix entre son ancien et son nouveau pays, la France dont il acquit la nationalité, il reste profondément marqué par la tragédie que fut le Nazisme et, aujourd'hui, par la pulsion suicidaire qui semble entrainer le monde dans une course sans frein vers l'abime. De nombreux Européens actuels, devenus étrangers dans leur propre pays, dans leur propre langue, dans leur propre culture par une impitoyable mondialisation, se retrouveront dans la phrase du poète citée un peu plus haut dans l'article comme dans l'interrogation insistante du plasticien sur l'histoire de son pays, sur le devenir de la terre...
Plus de vingt toiles, installations et sculptures occupent l'espace, si volumineuses qu'elles ne semblent pas perdues dans cette immensité mais au contraire à l'aise pour développer leur étrange beauté, leur singulière force brute. Vastes surfaces, plus de quinze mètres de long pour l'une d'entre elles, brutales avec leur accumulation de matériaux les plus hétérogènes mais aussi les plus signifiants : végétaux desséchés, pierres et roches, plomb - symbole de sommeil (sommeil de plomb), de la lourdeur, de la mort, rappelons en outre que le plasticien acquit une partie de la toiture de plomb de la cathédrale de Cologne lors d'une restauration, ce qui ne saurait être innocent - , objets divers et parfois incongrus comme des cognées, des vêtements figés dans la peinture, des caddies de supermarché, des jouets... Les références à un ordre classique, l'installation Occupations (1969-2021) et ses grandes reproductions sur plomb du Colisée enfermées dans une sorte de coffre-fort, côtoient celles de l'histoire tragique de l'Allemagne, elles-mêmes liées aux citations du poète : si le visiteur ne pratique pas l'allemand, c'est la majorité des cas, il sera cependant sensible aux inscriptions qui zèbrent les tableaux en une écriture aux lettres aigües, tremblantes, comme sous l'impulsion désordonnée de l'inspiration ; elles envahissent parfois la surface et forment une sorte de grille, de réseau, explicitant/cachant le sens de ces grandes surfaces.
Tableaux dont le sens tragique ne saurait être ignoré, mais tableaux où explose aussi la fulgurance de grands éclats lumineux, qui, au sein même du drame, clament haut et fort, en dépit de tout, la nécessité de l'espoir. En dépit de la pessimiste constatation du poète : « Il n'y a pas de consolation. »
Gilles Coÿne
- Illustrations de l'auteur, faites lors de la présentation à la presse.
Anselm Kiefer, Pour Paul Celan
17 décembre 2021 11 janvier 2022
Grand Palais éphémère
Place Joffre, Champ-de-Mars, 75007 Paris
- Site : www.grandpalais.fr
- Horaires et tarifs : tous les jours de 10h à 19h, vendredi et samedi jusqu'à 21h. Semedi 18, vendredi 24 samedi 25, fermeture à 19h. Tarifs, 13 et 10€ (familles nombreuses, demandeurs d'emploi).
- Publications : Anselm Kiefer, pour Paul Celan.- Paris, 2021, RMN/Grand Palais, 2021, 120p., 60 illustrations, 30€.