Expositions
Toyen , l'écart absolu
« Le Cri de la fée » définira ainsi Patrick Waldberg l'œuvre de Toyen dans les Demeures d'Hypnos. Définition flatteuse qui dit bien la place singulière qu'occupa l'artiste au sein du mouvement surréaliste. Cette familière d'André Breton, peu connue, revit aujourd'hui sur les cimaises du musée d'Art moderne de la ville de Paris et le public ne s'y trompe pas qui s'y rend en foule. Prague, où en 1902, est née Maria Čerminová qui se cache sous le pseudonyme de Toyen, connaît en ce début du XXe siècle une grande fermentation intellectuelle : les Tchèques se réveillent d'une tentative de germanisation forcée, qui a duré près de deux siècles ; la culture était le moyen de renouer avec une identité si longtemps niée. Faut-il citer, à ce propos, Franz Kafka ou Karel Kupka ? Cette ville, véritable carrefour d'influences diverses, bruissante d'idées, à l'affut de tout ce qui était moderne, offrait à cette jeune femme, l'atmosphère stimulante qui lui était nécessaire pour développer un précoce génie rebelle, volontiers provocateur. Toyen ? Prononcez comme le mot français citoyen, sans le ci, adopté en hommage à la Révolution française.
La jeune femme rompt avec sa famille en 1919. Elle cherche alors sa voie en fréquentant les mouvements extrêmes : communistes et anarchistes. Puis elle s'inscrit à l'école des Arts Décoratifs de Prague mais elle n'y reste pas longtemps : elle subit difficilement l'enseignement rétrograde et conventionnel qui y est délivré et décide de se lancer. Peintre, en dépit de ses dénégations elle est peintre, elle refusera toujours de se situer dans des cadres trop précis dans son désir de liberté absolue. Quelques années plus tard elle s'affilie au mouvement surréaliste dont elle sera le représentant en Tchécoslovaquie avec son compagnon le poète et peintre Jindřich ŠtyrskÝ. Toyen et lui voyagent beaucoup en particulier à Paris où ils font des séjours plus ou moins long et où ils exposent. Leur liaison s'achèvera le 21 mars 1942 par la mort de Jindřich à Prague alors sous la botte des Nazis. 1947, au lendemain de la seconde guerre mondiale, fuyant le stalinisme, elle réfugie chez nous, elle s'y éteindra en 1980.
Ses premières peintures faussement naïves sont d'un grand charme poétique. On doit cependant signaler deux petites toiles dont le contenu fait tâche et peut scandaliser dans le cadre d'un musée : il s'agit de la représentation d'une véritable partouse intitulée « Coussin » où des Blancs se livrent à toutes les pratiques sexuelles imaginables. Il ne s'agit pas ici d'une simple scène de bordel ce qui pourrait à la limite paraître acceptable, mais de gens qui prennent leur plaisir sans le moindre remords en commun dans un cadre, disons, mondain. Tout à côté, dans la cour d'un potentat africain des Noirs tout aussi désinhibés adoptent le mêmes poses qu'elles soient hétéro ou homosexuelles. Ceci peint par une jeune femme de vingt ans en 1922 et en Europe centrale ! Provocation scabreuse ? Obsession ? Ce n'est pas si simple. La jeune artiste, qui illustrera plus tard le divin marquis, par ces deux petites toiles pulvérise la chape de plomb qui pèse sur les sociétés européennes de l'époque, de même la trivialité de sa facture casse les codes hypocrites d'une liberté de bon ton dont seuls les Heureux de ce monde pouvaient profiter, elle affirme ainsi l'urgence d'une libération des mœurs pour tous. Presque cinquante ans avant mai 68 en France... Ce souci de la libération des corps irriguera sa production entière : plus loin une amusante illustration montre une verge turgide au-dessus de laquelle un ballerine en tutu fait des pointes... Verge (on n'ose employer un terme plus familier) ? Pointes ?.. Toyen dès ses débuts se montre plus radicale que ses amis Surréalistes : en effet l'homosexualité les révulsait en qui ils ne voyaient qu'un vice bourgeois. La formule devait faire fortune jusqu'à il y a peu, auprès des mouvements de gauche qu'ils fussent communistes ou non.
Après s'être essayé au cubisme, vers les années 25/26 elle crée avec son compagnon un mouvement nouveau : « l'Artificialisme » où ils affirment que l'art n'a pas vocation à créer la délectation esthétique mais à susciter des émotions « ...en libérant au maximum l'imagination. ». Elle abandonne la figuration même épurée et produit des toiles qui ne sont ni figuratives ni abstraites mais se situe dans une sorte d'entre-deux coloré. Dans un espace indéterminé où l'on peut voir parfois un sol, un horizon, voire une mer, sont disposées des formes colorées, vivement, proches de matériaux par leur texture granuleuse : madrépores, rochers, algues, formes organiques, géométriques, tissus, fruits, c'est tout cela et non tout cela, aussi mystérieux que familier, inouï en quelque sorte. Les titres, volontiers poétiques, évoquent souvent des lieux géographiques (souvenirs de voyage?): « Paysage de Lac », « Oasis », « Le Lac de Côme » etc. « Une Nuit en Océanie » (1931) par exemple est typique de cette production ; Que voit-on ? Rien qui évoque une quelconque terre océanienne, et pourtant l'omniprésence du bleu, les trois zones planes qui font penser à un paysage marin, les formes plissées multicolores tels des madrépores ou des paréos, un je ne sais quoi dans la facture nacrée peut inviter au voyage vers ces terres lointaines. Mais pourquoi chercher des équivalences réalistes à un rêve ?
Pendant la seconde guerre mondiale, Toyen, prisonnière dans Prague, héberge clandestinement le poète juif Jindřich Heisler dont elle avait illustré le recueil publié avant la guerre, « Seules les Crécerelles pissent sur les dix commandements » (I939). Il la suivra lors de son installation définitive à Paris. Elle peint peu, d'ailleurs elle n'avait ni le droit ni l'envie d'exposer. Elle dessine abondamment des séries où elle conjure un présent dramatique. Cache-toi, guerre,Tir, Depuis les casemates du sommeil... Elle renoue avec la figuration mais pas avec le réalisme : le Réalisme socialiste, ou héroïque n'a jamais été son genre.
C'est alors qu'elle crée des créatures hybrides, mi homme mi bête, des formes évoquant des corps se dilacérant dans les brumes ou encore des êtres et des objets cohabitant sur la toile de façon aussi aléatoire qu'incogru... mais à quoi bon tenter de décrire avec précision ce qui relève du rêve, de l'immatériel et qui échappe à toute analyse et s'adresse avec délectation à l'imaginaire ? L'œuvre de Toyen est une expérience sensible qui fait ressurgir en nous des mondes inimaginables, souvent troublants, toujours excitants.
Gilles Coÿne
Toyen,
L'écart absolu
25 mars – 24 juillet 2022
Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris
11, avenue du président Wilson,
76016 Paris
- Tél. : 01 53 67 40 00
- Horaires et tarifs : tous les jours sauf le lundi de 10h à 18h, nocturne le jeudi jusqu'à 21h30 ; tarifs 13 et 11€.
- Publication : Catalogue, éditions Paris Musées, 349p., 49€.
- Programmation culturelle : Visites animations, pour grands et petits, Visites aTeliers pour enfants et adultes, visites conférences pour divers publics, consulter le site du musée.