Expositions

 

 

 

Edvard Munch

Un poème de vie, d'amour et de mort

 

 

 

 

 

 

Contrairement à ce que l'on pourrait penser en France le tableau le plus reproduit au monde n'est pas la Joconde mais Le Cri d'Edvard Munch (1865-1944) artiste norvégien auquel le musée d'Orsay consacre une aussi belle que complète exposition. C'est que ce tableau emblématique, peint il y a plus d'un siècle, donne un visage aux angoisses et aux interrogations qui rongent le monde occidental en ce début de XXIème siècle. Cette face distordue par la terreur, auréolée d'ondes violemment colorées déclinant toute une gamme agressive de rouges et de jaunes est l'allégorie la plus forte qui ait jamais été peinte de la désespérance. Le tableau qui ne quitte plus les cimaises du musée national d'Oslo est représenté ici par la première lithographie que le maître en a tirée ; en dépit de la quasi absence de couleur, la composition a gardé de l'original la force expressive d'un coup de poing. On remarquera que l'enfant se bouchant les oreilles, silhouette déformée par la terreur, œil agrandi par l'horreur, se tient au milieu d'une passerelle : d'où vient cette dernière ? Où mène-t-elle ? l'indétermination amplifie le fort sentiment d'instabilité, d’intranquillité. Ponts, passerelles, allées, avenues sont fréquents dans le monde de Munch peuplé d'évanescents passagers. Soirée sur l'avenue Karl Johan (1892) où, comme hallucinés, déambulent les promeneurs dans l'artère principale de Kristiana (aujourd'hui Oslo) est typique : l'œil exorbité, ils marchent tels des somnambules dans la clarté crépusculaire d'une journée d'hiver, enfermés dans leur solitude bien que pressés dans la foule. À l'inverse, chambres, lieux clos, exigus, étouffants, sont tout aussi caractéristiques d'une vif sentiment d'oppression. Ces lieux, extérieurs comme intérieurs, amplifient le sentiment de malaise que génère une œuvre presqu'entièrement consacrée au mal-être, à la difficulté de vivre, à la complexité des rapports humains.

 

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La Vie, la Mort, le Sexe, l'Autre... irriguent l'imaginaire d'un artiste qui sut, de ses peurs, de ses fantasmes, scruter la singularité de la nature humaine et sa difficulté à vivre. L'amour... le regard de Munch sur la relation amoureuse, exclusivement hétérosexuelle, se charge d'ambigüité : d'un côté il décline les différentes facettes d'une femme à la fois amante, mère, cruelle inconstante, si proche, si lointaine ; de l'autre à l'inverse mais de manière moins récurrente il la décrit comme la proie, la victime de l'avidité masculine (Les Mains, l'Allée). Dans la célébrissime Madonna, image de la séductrice mortifère, il faut signaler en bas à gauche le fœtus recroquevillé sur lui-même, frère du gnome du Cri. La femme dominatrice, l'œil mi-clos telle une idole, toise le visiteur dans une attitude d'invite quelque peu méprisante tandis que dans la marge, rappel des réalités « grossières » de la nature, sinuent des spermatozoïdes. Vampire, où l'amant cherche un refuge dans les bras de sa maitresse dont la chevelure rousse aux mèches qui, tels les bras d'une pieuvre, entourent et étouffent le couple, explicite, s'il en était besoin, cette image de la compagne vénéneuse aspirant les forces vitales de l'homme. Ailleurs, plusieurs toiles et dessins disent la tristesse de l'abandonné en proie à la jalousie. Que dire du tableau dérangeant intitulé Puberté ? Une adolescente assise, nue, sur son lit cache son pubis de ses mains jointes ; outre le malaise de l'adolescence la toile évoque sinon un viol du moins l'abus...

 

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Le magnifique autoportrait lithographique en noir et blanc (1895), où l'artiste se présente en buste de face, comme les portraitistes de la renaissance nordique, est d'une insistante présence. Son élégante facture ne doit pas faire oublier un détail déstabilisant : les os d'un avant-bras et d'une main se détachant sur le fond noir en bas de la gravure, telle une prédelle. Rude Memento Mori « N'oublie pas que tu es mortel »... Munch dans son adolescence a été lourdement marqué par la mort de sa sœur Sophie et le souvenir de cette tragédie le hantera longtemps. L'Enfant malade (1896) est d'une douce désespérance qui montre la jeune fille lumineuse et poignante se tournant vers sa mère effondrée sur le bord du lit, comme pour la consoler. Quelques tableaux montrent la famille en rang serré au chevet de la couche mortuaire. Mais plus que ces sujets aux thèmes explicites c'est un fort sentiment de notre finitude qui irrigue l'œuvre en entier. La création d'Edvard Munch se déroule dans un temps de profonds changements de la sensibilité collective en Europe qui conduit au refus d'envisager la mort, à l'abolition du temps de deuil. Philippe Ariès a parfaitement décrit le long cheminement. « On meurt seul » affirment les psychanalystes, nous laissant désarmés devant l'inéluctable. Peut-être faut-il chercher là l'explication de notre fascination pour une création qui nous interpelle si intimement.

 

Ses toiles - paysages, portraits, scènes symboliques - aux formes synthétisées, volontairement brutes, peintes en touches molles comme diluées dans des vagues colorées, décrivent un monde déprimé d'une mélancolie infinie ; plus tard, après la première guerre mondiale, il empruntera aux fauves et aux expressionnistes allemands le procédé des touches nerveuses et vivement colorées, couvrant imparfaitement la toile pour une expression plus vigoureuse. Sa peinture se double d'un travail graphique tout aussi important : dessins, gravures sur cuivre, sur bois plus ou moins rehaussés de couleurs – aquarelle, gouache -... déclinent, complètent, explicitent, les infinies variations des thèmes qui lui tiennent à cœur. Le trait se fait, sinueux, enveloppant, doublé, redoublé, imprécis. Particulièrement est remarquable l'usage qu'il fait de la gravure sur bois : il néglige d'utiliser le bois de bout comme cela se faisait traditionnellement et utilise des planches dont les veines apparaissant lors de l'impression renforçant ainsi leur caractère brutal et primitif : La série du Baiser est caractéristique de ses recherches. Au départ – 1894-95 - un dessin à la plume et au crayon montre un couple nu, étroitement enlacé devant une fenêtre, une plage vide occupe l'espace des visages pour mieux rendre l'aspect fusionnel de l'étreinte ; suit une pointe sèche assez proche ; dans les xylographies qui viennent après il reprend le sujet et le renforce en l'épurant : les deux personnages se fondent en une masse sombre, ramassée sur elle-même qui se détache sur un fond plus clair vibrant seulement des irrégularités données par les veines de la planche à peine rabotée. Ce fond lui-même, Le Baiser III, finit par être entaillé par une auréole de coups de gouge sauvages ; il parachève ce travail d'épure expressive en sciant et isolant le groupe avant de l'imprimer sur le papier. À travers les divers avatars d'un thème qui parle à tous, on perçoit mieux la démarche du plasticien vers une simplification expressive.

 

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L'exposition, consacrée pour l'essentiel aux années 1880-1910 les plus fécondes où il forge son style, s'achève sur l'évocation grands décors qui lui furent commandés, après de longues négociations sur l'iconographie, à la fin des années vingt pour l'Aula de l'université d'Oslo : le cycle est centré sur la figure du soleil autour de qui gravitent la représentation de quelques mythes fondateurs de la civilisation nordique, malheureusement les esquisses préparatoires ne sauraient rendre justice à un ensemble monumental extraordinaire. Enfin une grande toile, en fin de parcours, intitulée Hommes se baignant (1907-08) et représentant quelques hommes musculeux, barbus, moustachus, dans le plus simple appareil, étonne par sa taille, la vigueur de son exécution et son optimisme solaire lui aussi. La joie des baigneurs s'ébattant dans la mer, la tranquille conscience de soi de ces garçons sans complexe, leur beauté puissante, anti-classique, rendues en touches hachées où dominent le bleus et les jaunes concluent en fanfare ce cheminement au travers d'une œuvre aussi stimulante.

 

Gilles Coÿne

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Munch

Un poème de vie, d'amour et de mort

Jusqu'au 22 janvier 2023

Grand espace d'expositions temporaires

Musée d'Orsay

Esplanade Valery Giscard d'Estaing, 75007 Paris

Tél. : 01 40 49 48 14

www.musee-orsay.fr

- Horaires et tarifs : tous les jours sauf le lundi de 9h30 à 18h, jeudi jusqu'à 21h45. Ventes des billets jusqu'à 17h (21h le jeudi). Tarifs : 16€ et 13€. Gratuité pour moins de 18 ans, visiteurs âgés de 18 à 25 ans ressortissants de la l'Union européenne, adhérents cart blanche et muséeO, carte jeune du musée d'Orsay, Amis du musée d'Orsay, personnes handicapées, demandeurs d'emploi et premier dimanche pour tous.

- Publications : Catalogue sous la direction de Claire Bernardi.- 2022, Paris, coédition Musées d'Orsay et de l'Orangerie, / RMN-GP, 256p., environ 160 illustrations, 45€. Mots de Munch, version française, coéditions des musées d'Orsay et de l'Orangerie / RMN-GP, 2022, 128p., environ 80 illustrations, 14,90€.

- Autour de l'exposition : visites, conférences, films, concerts, consulter le site du musée. À noter le grand bal qui clôturera l'exposition.