Les Choses,
Une histoire de la nature morte
« L'homme contemporain n'a plus de prochain, il n'a que des choses » déclarait Jacques Ellul. Le philosophe, théologien, inlassable scrutateur du monde contemporain, déplorait, en une formule lapidaire, une des tares de notre bientôt feue société d'abondance ; une solitude, même au milieu de la foule, que ne compense pas un désir frénétique et accumulateur d'objets. C'est en gardant en tête cette petite phrase si pertinente qu'il convient d'aborder la belle exposition que le musée du Louvre consacre aux choses dans l'art. En quelque sorte une généalogie de notre amour de objets, les choses, nous est ainsi proposée, non sans humour parfois. Le parcours, en quinze stations, s'apparente en quelque sorte à un chemin de croix qui se déroule selon une approche thématique pour approfondir le sujet sans toutefois que la chronologie soit complètement oubliée.
Dès l'entrée, deux œuvres se bousculent, dialoguent et résument, en un raccourcis vertigineux, une histoire pluri-millénaire : quelques quatre mille ans séparent la stèle funéraire de Sénousret, intendant du trésor, haut fonctionnaire de l’Égypte antique (-1970 av. J.-C.) du Repas hongrois, tableau-piège de Daniel Spoerri (1963). Le premier, représenté en pied, semble regarder, sous la dédicace de son tombeau, l'image des différents produits qui paraissaient alors nécessaires à la vie dans l'au-delà – légumes, chairs apprêtées pour la consommation, vaisselle, récipients pour les boissons... Le second s'est contenté de coller sur une surface plane nappe, assiettes, couverts, plats, verres, bouteilles, restes de nourriture, puis il a redressé et mis sous plexiglas cet ensemble peu ragoûtant, il veut dénoncer ainsi l'invraisemblable gâchis de la société de consommation qui, ces années-là, connaissait son acmé. Le nécessaire versus la gabegie...
« L'archéo nature morte » de Sénousret répondait à un besoin impérieux, ou ressenti comme tel, la civilisation gréco-romaine laïcise si l'on peut le dire la représentation des objets. Les auteurs d'alors signalaient l’habilité d'artistes si virtuoses, paraît-il, que les oiseaux s'y trompant fonçaient sur des tableaux représentant des raisins pour les picorer ; ce genre d'œuvre, malgré leur propos modeste mais de par leur facture étourdissante, valaient souvent des sommes folles. Ici, nous devrons nous contenter des fresques et mosaïques ornant autrefois les maisons de Pompéi ; elles n'ont d'autres ambitions que décoratives mais elles donnent une idée de ce que pouvaient être de telles créations. On remarquera, le squelette et le crâne grimaçant, deux mosaïques, sorte de memento mori avant la lettre ornant un triclinium (salle à manger), qui loin d'inciter le spectateur à songer à mettre ses affaires morales en ordre, le poussaient plutôt à profiter tant qu'il en était encore temps, à empiffrer. Doit-on rappeler qu'à cette époque il était courant de se faire vomir au cours des orgies pour mieux recommencer ?
La longue période du moyen âge, âge de foi et de religiosité, voit le quasi effacement de l'objet dans l'art occidental. Il devient un simple accessoire destiné à expliciter le sens de la scène religieuse. La Vierge d'humilité de Niccolo di Buonaccorso (fin du XIVe siècle) – Vierge assise par terre par humilité en opposition aux Vierges glorieuses trônant sur un podium -, est entourée de part et d'autre par un nécessaire de couture et un livre de piété, signes de sa religiosité et de sa féminité. Il faudra attendre la Renaissance pour que la représentation des objets se dégage de la figure humaine et devienne un sujet à part entière. Ce ne fut pas simple, cette évolution fut surtout l'apanage des écoles du nord où les artistes n'hésitaient pas à donner plus d'importance aux objets qu'aux personnages censés donner sens à la scène : sont caractéristiques les plantureux étalages du Flamand Beukelaer (1533-1574) avec leurs monceaux de nourritures, fruits légumes viandes poissons avec en arrière-fond une cuisine où s'affairent les domestiques ou, plus ambitieuse, la visite de Jésus chez Marthe et Marie. Le Foodscape de l'Islandais Errò (1964), avec son accumulation de produits, en est en quelque sorte l'équivalent contemporain. On notera ici la présence d'un artiste rare dans les collections françaises Marinus van Reymerswal (vers 1490-vers 1546), Le Collecteur d'impôts véritable allégorie de la convoitise que dénoncent les pièces d'or, le livre de compte et surtout l'invraisemblable coiffure du comptable, déchiquetée, symbolisant la dureté du personnage et l'essor implacable de l'argent roi. Au-dessus des deux hommes une superbe nature morte s'organise autour d'un bougeoir dont la chandelle éteinte fume encore, rappel de la précarité des choses de ce monde. « Il est plus tard que tu ne penses. » En regard, le montage photographique (2002) où d'Esther Ferrer vomit des euros, vomit ainsi sur une Europe du fric aux dépends d'une Europe de valeurs pourtant hautement revendiquées, ne dit rien d'autre.
Pendant plus de deux siècles, peindre des nature mortes – les anglo-saxons disent Still Life (vie silencieuse) - ne sera jamais une activité univoque, car derrière le choix, la disposition, l'état des objets, leur représentation plus ou moins réaliste, l'artiste occidental ne fait pas que peindre la réalité, nolens volens, il délivre un message. Il n'est point besoin du crâne pour rappeler la fragilité de notre existence, une simple chandelle éteinte suffit, mais aussi un fruit blet, un couteau en équilibre instable au bord du plateau, une rose trop épanouie... De même peindre des objets de tous les jours dans un siècle aussi sophistiqué que raffiné, le XVIIIe s. français, a un sens et il serait vain de ne voir dans les tête d'Arcimboldo faites de végétaux un simple jeu piquant. Louise Moillon par sa retenue, Chardin par son refus têtu d'une vaine virtuosité sont plus éloquents que tant d'artistes au propos plus ambitieux. Gustave Courbet en peignant des poissons encore raidis par l'agonie nous surprend par une empathie dont on le croyait incapable ; il trouve en ces pauvres animaux à la mâchoire déchiquetée comme un écho à sa propre destinée de proscrit poursuivi par la haine des bien-pensants.
Si de nombreux artistes seraient tentés de répondre par l'affirmative à l'interrogation du poète : « Objets inanimés avez-vous un âme ? » Les Modernes et les Contemporains y verraient plutôt des trucs inquiétants qui ne sont pas ce qu'ils paraissent être et qui ne nous veulent pas nécessairement du bien. C'est que les choses pour eux sont à la fois sujet à interrogations, matière, prétexte à sens, double, triple, voire plus... Selon la bathmologie des sens chère à Roland Barthe, par exemple, l'improbable écureuil (1969) de Meret Oppenheim, peut se lire comme un jeu de formes amusant, une incitation érotique, une provocation féministe et la liste n'est pas terminée ; rappelons qu'il s'agit de la réunion d'un verre à bière et d'une queue d'écureuil naturalisée. Marcel Duchamp sacralise en œuvre d'art un simple porte bouteilles (1914) tandis que quarante ans plus tard Martial Raysse en réunissant quelques objets disparates violemment colorés suggère, non sans ironie, un Oiseau de Paradis. Non les choses ne sont pas ce qu'elles paraissent être et nous ferions bien de nous méfier avant que tout cela ne finisse en explosion comme la séquence finale de Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni qui clôture l'exposition le suggère.
Gilles Coÿne
Les Choses,
une histoire de la nature morte
Jusqu'au 23 janvier 2023
Musée du Louvre
- Tél. : 01 40 20 50 50
- Site officiel : www.louvre.f
- Horaires et tarifs : tous les jours sauf le mardi de 9h à 18h, nocturne le vendredi jusqu'à 21h45 ; Tarif, 17€, gratuité, consulter le site.
- Publication : Catalogue.- 2022, coédition Musée du Louvre / Liénart, 448p.,39€ ; Album de l'exposition, coédition, musée du Louvre Liénart, 9€ ; Françoise Dorléac : Pour en finir avec la nature morte.- éditions Gallimard, 376p., 26€.