Expositions
On sort !
Les loisirs avec Bonnard et son époque.
Connaissez-vous le musée Bonnard au Cannet ? C'est un des endroits les plus charmants de la Côte d'Azur, un de ces lieux ignorés de la tourbe qui arpente la Croisette, hante le Palm Beach ou se grille sur les plages, l'amateur, dans l'ambiance feutrée d'une belle demeure fin de siècle (l'autre...), a tout loisir de s'enchanter d'un art raffiné et discrètement audacieux qui lui parle d'un monde disparu.
Cette année le musée a choisi d'illustrer l'univers des loisirs à l'époque des Nabis et de la fin du XIXe siècle. Le sujet en soi n'est peut-être pas très nouveau. Nous connaissons bien la société des Grands Boulevards, des petits théâtres, des Cafés-concerts, des cirques, des lupanars (bizarrement, ignorés ici)... Les Impressionnistes nous en ont conté les grandeurs comme les misères et cela n'avait pas beaucoup évolué vingt ans plus tard. Mais la nouveauté consiste à avoir fait appel pour cela aux petits maîtres et illustrateurs des revues d'une époque où le talent était la chose la mieux partagée. Ce sont pour la plupart des toiles de format modeste, des dessins, des gravures qui donnent un tour intimiste au parcours. Il arrive même que nous découvrions ici un peintre parfaitement méconnu comme Léon Pourtau (1868-1898) dont il n'est même pas sûr que sa ville natale (Bordeaux) conserve une œuvre. Sa Scène de plage (1890-1893), chef-d'œuvre pointilliste où une foule immobile, rêveuse prend le soleil sur la plage du Tréport se situe dans la mouvance du Dimanche à la Grande-Jatte (1884-1886) de Seurat avec son hiératisme songeur...
Pierre Bonnard occupe ici une place centrale, un quart des œuvres exposées, et c'est pour le visiteur l'occasion de dépasser la vision qu'il a du maître, chantre de Marthe peinte sous toutes les coutures y compris les plus intimes, chroniqueur d'un quotidien aussi bourgeois que confortable, enfin sempiternel illustrateur d'un Midi foisonnant de couleurs. Un Pierre Bonnard jeune qui « préfère le boulevard à tous les paysages du monde », qui vit la vie passionnante d'une capitale alors au centre du monde culturel, un peintre qui fait ses gammes en regardant ce que font ses amis artistes : la aussi ravissante que lumineuse petite toile Au Bar (1896), qui doit beaucoup à son ami Vuillard, témoigne de ces échanges féconds. L'écuyère (1897) toute en pointillés et virgules clairs est aussi séduisante. Bonnard s'essaye à des formats plus ambitieux et l'exposition comporte deux toiles importantes et peu exposées pour ne pas dire pratiquement inconnues : Le Jardin de Paris (1896), tableau bizarre, voire un peu dérangeant, sans vraiment de centre à la composition où il juxtapose des groupes sans liens réels entre eux, tournant autour d'un personnage ambigu (Joseph Oller, fondateur du Moulin Rouge et du Jardin de Paris ?) ressemblant à une caricature antisémite – rappelons que Joseph Oller était d'origine catalane et que c'était un impresario important du monde du plaisir à Paris. Plus intéressant est le triptyque consacré aux Courses à Longchamp (1897) où Bonnard, négligeant la course elle-même, consacre la composition centrale, la principale, à une calèche où un couple d'élégants discute indifférent aux apprêts de la compétition comme, au loin, très loin, à la poursuite elle-même. Au fond le vrai sujet est celui de la convivialité galante d'un homme et d'une femme.
Ces artistes sont jeunes, insolents, frondeurs. Leur jeunesse, leur manière de décrire le monde, plus spontanée, plus légère, faisant fi de l'art officiel, donnent un cachet de fraîcheur, de familiarité sympathique à l'exposition et en rendent la visite agréable : nous sourions souvent, ce qui est rare dans ce genre de manifestation où on sollicite plutôt notre admiration. La lithographie colorée de Henri-Gabriel Ibels Au Cirque (1893) est caractéristique de cette aimable virtuosité : La silhouette jaune orangé du clown saisie en plongée se détache sur le cercle de la piste relevé selon une perspective différente où opère une écuyère-équilibriste coupée par le cadre. Les couleurs joyeusement vives, le dessin des personnages synthétisés avec humour, l'écuyère décapitée... cette désinvolture fait de la gravure un petit bijou d'insolence raffinée. Que dire des baigneurs de Valloton, habillés jusqu'au menton, qui font trempette dans la mer à étretat sous la surveillance d'une barque ? Ou des dames chapeautées au Divan japonais (1894) d'étienne Delâtre, elles ne semblent guère s'inquiéter de ce que la vision de leurs voisins derrière elles risque d'être gâchée ! Nous pourrions multiplier les exemples de ces clins d'œil narquois. Parfois, l'envers du décor fait irruption sous cette bonne humeur de façade : Footit et Chocolat (1895), semblent bien seuls, accablés, au centre de la foule venue les applaudir au cirque, sur la petite huile d'Ibels ; irruption du drame là où ne l'attend pas... Car enfin ce spectacle qui fit les beaux jours des cirques parisiens repose sur un racisme sans complexe et parlons de ces divas et divettes, de ces chanteuses, de ces diseuses, de ces chorus girls à la vie misérable ? Le regard impitoyable de Toulouse-Lautrec manque à l'exposition, certes il y présent mais de façon bien anecdotique.
L'exposition se divise, pour parties quasi égales, entre peinture et œuvre graphique - dessins, estampes - que l'on préfèrera avec leur inventivité et leur spontanéité collant infiniment mieux aux sujets. Sans nier la qualité des œuvres peintes exposées, il faut reconnaître que le trait, plus libre que la touche, s'adapte mieux au thème sous-jacent, le plaisir, la détente. Ces artistes ajoutent quelque chose de vraiment nouveau sous l'apparente superficialité des sujets abordés. Un regard dénué de jugement, une attention sans mièvrerie aux joies modestes qui font le sel de la vie. L'ivresse de la glisse sur la glace ? Bonnard en quelques traits sait la rendre. L'amusement sans arrière pensée que procure le cirque ? N'a-t-il pas inspiré outre Ibels, Bonnard, Chabaud, Abel-Truchet, Albert André, Seurat ? Certains de ces noms ne diront rien à la grande majorité du public ? Alors qu'il vienne les découvrir ici.
Gilles Coÿne
1 - Léon Pourteau, Scène de plage, 1890/1893, huile sur toile, coll. Particulière
2 - Pierre Bonnard, Les Courses à Longchamps, 1892/99, Huile sur carton parqueté, coll. Particulière
3 - Henri-Gabriel Ibels, Au cirque, 1893, lithographie, coll. particulière
On sort ! Les loisirs avec Bonnard et son époque
Jusqu'au 5 novembre 2023
Musée Bonnard
16, boulevard Sadi Carnot, 06110, Le Cannet
Côte d'Azur – France
- Tél. : 04 93 94 06 06
- mail : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
- Horaires et tarifs : Juillet/août, 10h-20h, septembre/novembre, 10h-18h ; tarifs, 7 et 5€, 14€ pour une famille de quatre personnes.
- Publications : Véronique Serrano dir. On Sort ! Les loisirs avec Bonnard et son époque. Véronique Serrano dir.- 2023, Silvana Editoriale, 248p., nombreuses illustrations, 30,00€