Expositions
Théophile-Alexandre Steinlen
Un homme estimable aux convictions fortes, un peintre tout aussi estimable, un dessinateur prolixe mais virtuose, un affichiste parmi les plus talentueux à une époque où le talent dans ce dernier domaine était la chose la mieux partagée à Paris, Alexandre Steinlen (1859-1924) s'expose en majesté au musée de Montmartre. C'est un plaisir de découvrir les multiples facettes d'un personnage que l'on connait sans savoir précisément qui il était, sa personnalité se diluant quelque peu dans la nébuleuse montmartroise. L'exposition est une occasion unique de faire la connaissance d'un artiste qui ne s'est pas limité à portraiturer les chats ou le petit peuple de Paris.
Théophile-Alexandre Steinlen est né le dix novembre 1859 à Lausanne d'un père employé des postes. Son Grand-père, originaire de Stuttgart, installé en Suisse, était un peintre et dessinateur renommé tout comme, pour la génération suivante, son oncle. Le jeune Alexandre s'intéresse aux questions sociales et d'éthique sous l'influence d'un de ses professeurs François Renard, un ancien communard. Il lit Zola et s'inscrit à la faculté de théologie de Lausanne où il restera deux ans (Van Gogh fera de même aux Pays Bas). Finalement ce sera le dessin car le jeune homme, pour une large part autodidacte, l'a appris de son oncle et y brille. Il s'installe en 1881 à Paris après une brève expérience à Mulhouse où il s'était spécialisé dans le dessin d'ornement. Il aménage à Montmartre qu'il ne quittera pratiquement plus. Il aimait ce quartier populaire et chaleureux et il consacrera une bonne part de son talent à illustrer l'humanité du petit peuple courageux et bon enfant qui l'habitait. Il était sensible à l'atmosphère rebelle des lieux avec ses bals populaires, ses cafés, bistrots et cabarets tel le Lapin Agile, le Chat Noir etc. Ce territoire parisien attirait les noceurs en quête d'amours tarifées, certes, mais aussi tout un monde réfractaire aux conventions de l'époque et cela convenait parfaitement à ses convictions anarchistes et radicales.
La première salle du parcours est consacrée aux chats à qui il portait un amour passionné. On raconte qu'une quinzaines de minous fréquentaient son atelier. Le Montmartre de l'époque n'était pas encore complètement achevé et il se composait pour l'essentiel de jardins et bicoques, même de vignes, les chats libres s'invitaient volontiers dans les maisons. Steinlen les a dessinés toute sa vie et leur doit une grande part de sa notoriété aujourd'hui. Il ne se contente pas de les représenter avec verve et virtuosité, il en fait les acteurs symboliques de ses idées tel le célébrissime Chat Noir du cabaret éponyme. L'œil dur la fourrure hérissée il symbolise bien la verve et la férocité des chansonniers et diseurs qui y étrillaient la société bien pensante fin de siècle. On remarquera la vaste toile, L'Apothéose des chats, (164,5 x 300 cm.) sorte de sabbat rigolard où la foule des minets, miaulante, feulante, accourt pour adorer un chat noir se détachant en contre-partie d'une lune sur fond de Paris endormi.
Le premier travail de Steinlen à son arrivée à Paris est graphique. Il donne des dessins, lithographies pour les petites revues contestataires de Rodolphe Solis (le propriétaire du Chat Noir), d'Aristide Bruant : la Revue du Chat Noir, Le Mirliton, mais aussi le Gil Blas, L'Assiette au Beurre, Le Petit Sou, la Feuille. Il travaille pour les éditeurs de chansons des rues, pour des publications plus ou moins sérieuses. Il va chercher ses modèles dans la rue et les ateliers du quartier dont il illustres les heurs et malheurs. La famille, sans domicile, tremblante de froid errante la nuit dans les rues par un hiver glacial, les jeunes repasseuses qui se distraient en caressant un matou, les prostituées fuyant une brutale descente de police, le quotidien sinistre de filles enfermées à la prison de Saint Lazare, une ravissante aquarelle sur un dessin au fusain décrit un couple de chanteurs de rue devant deux gamins, témoignage de ces petits métiers disparus.
Décidé à faire « quelques choses de sérieux » et surtout de plus pérennes, Steinlen en 1893 expose au Salon des Artistes Indépendants des peinture où il reprend ses thèmes favoris. Il abandonne le registre sentimental et compassionnel des dessins pour les revues et adopte un nouveau style plus pondéré plus maitrisé. Les prolétaires acquièrent, alors dans ce nouveau médium, une monumentalité et une intemporalité archétypales. Maçons creusois au moment d'une pause... Charretiers revenant de leur travail... Terrassiers... Deux toiles, deux pendants sur un thème commun, le monde de la mine, sont particulièrement remarquables : Les Trieuses de charbon, et Les Mineurs, datant de 1905, montrent les garçons d'un côté, de l'autre les filles, se hâtant sous une aigre bise matinale vers leur travail. Le froid est palpable, la lumière pauvre d'une aurore souffreteuse accentue la tristesse de ces images et partant souligne la dureté de leur vie. Steinlen peut cependant être sensible à la beauté du monde. La Porteuse de pain(1895), pastel tout de subtilités raffinées, décrit la figure lumineuse d'une très jeune fille toute à son activité. Elle est représentée de profil, comme les personnages cités plus haut ce qui leur confère à tous la dignité des statues et des médailles. Ou encore cette fille de maison qui se presse pour rentrer : de face, visage pâle qu'illumine une chevelure rousse incandescente, regard hypnotique, elle est envoutante et avec cette effigie Steinlen a créé une icône de l'étrangeté et de l'incommunicabilité.
L'artiste est moins inspiré quand il s'essaye à l'allégorie : Le Cri des opprimés, la Commune, L'Apôtre, L'Intrus, l'Idée en marcheoù qu'il tente de donner des images à ses convictions libertaires et anticléricales. Le propos trop didactique laissera le visiteur dubitatif. La première guerre mondiale en revanche l'a mieux inspiré, loin des pyrotechnies d'un Vallotton ou des pompeuses représentations officielles il s'intéresse aux dégâts collatéraux comme on dit aujourd'hui : familles jetées sur les routes, jeunes soldats blessés, veuves de guerre en grand deuil devant le cercueil de celui qui ne reviendra plus : la lithographie est titrée avec une amère ironie « La Gloire ». Le tableau des deux garçons, en uniforme, assis, le visage émacié, à peine guéris de leurs blessures, résignés, contemplant la plaine en attendant de retourner au front, est une des plus sûres condamnations de la guerre.
Steinlen s'est aussi essayé au paysage et au nu, mais, disons quil ne se différencie guère de tant d'autres. En revanche, la dernère séquence consacrée à sa gouvernante bambara, Masseïda, qu'il avait engagée à la mort de son épouse et lui restera fidèle jusqu'à la fin, fut modèle, compagne, plus peut-être, est forte. Le portrait qu'il fit d'elle au fusain et qui clôture l'exposition est d'une présence extraordinaire.
Gilles Coÿne
Théophile-Alexandre SteinlenSteinlen
Jusqu'au 11 février
Musée de Montmartre
12 rue Cortot 75018 Paris
Internet : www.museedemontmartre.fr
Tél. : 01 49 25 89 39
Horaires et tarifs : tous les jours de 11h à 18h ; tarif entre 15 et 10€, consulter le site.
Catalogue : Théophile-Alexandre Steinlen.- Paris, 2023, coédition Musée de Montmartre/ In Fine, bilingue français/anglais, 176p.