Expositions
Ribera (1491-1652), ténèbres et lumière
Jusepe Ribera dont le Petit Palais à Paris présente une rétrospective nourrie et magnifique est l'un des représentants les plus typiques de la légende noire qui, depuis qu'elle fut exposée au Louvre sous Louis-Philippe dans les années quarante du XIXe siècle, entoure la peinture espagnole du siècle d'or : moines crasseux, martyrs horrifiants, miséreux pathétiques, tortionnaires féroces, nains et idiots, mystiques et ravis... mythologie décalée, humanité sans fards, religiosité fanatique tout cela enchanta le monde parisien romantique et inspira nombre d'artistes de l'époque, Baudelaire et Manet entre autres. Le choc est toujours là et la face sombre d'un siècle que l'on dit d'or fascinera tout autant le visiteur contemporain.
L'hispagnolissime Ribera est né en 1591 à Jativa une petite ville de la province de Valence. Très tôt, à quatorze ans, il quitte son pays pour l'Italie d'où il ne reviendra pas. On ignore tout de ses premières années ni où il s'est formé, en Espagne auprès du Valencien Ribalta ? En Italie ? À Rome ? Tout ce que l'on peut dire est qu'il rencontra et adopta le caravagisme ; peut-être a-t-il connu le maître lui-même ? Il quitte la ville éternelle en 1616 pour Naples où il épouse Catarina Azzolino fille d'un peintre dont il reprend la « bottegha ». Il se fond dans cette immense ville cosmopolite qui était alors une des plus grandes d'Europe et la capitale d'un royaume associé à la couronne d'Espagne, il en devient rapidement un élément majeur de la scène artistique. Sa clientèle se compose bien entendu des vice-rois espagnols de la noblesse et de l'église. Les Napolitains l'appelaient affectueusement Lo Spagnoletto parce qu'il était petit et espagnol, mais aussi parce qu'il n'a jamais rompu ses liens avec la métropole, la moitié de sa production étant destinée à l'Espagne.
Naples était alors un vaste chantier, dont le plus remarquable était celui de la chartreuse de San Martino qui domine encore la ville. L'atelier de Ribera, l'un des plus actifs, devait livrer des toiles pour sanctuaires et palais à un rythme soutenu. Il a peint peu de portraits, surtout des sujets religieux et quelques peintures mythologiques. C'est un monde sombre, cruel, sans pitié, le caravagisme de Ribera se différencie de son modèle qui n'allait jamais sans une pointe de provocation, par son âpreté, sa dureté, on a parlé de ténébrisme à son propos. Ambiance crépusculaire bien digne du siècle de fer que fut le XVIIe en Europe. Un monde masculin, peu de femmes ou alors éplorées ou repentantes, un monde de loqueteux orgueilleux. Le peintre allait chercher ses modèles sur le port ou dans les quartiers pauvres, ce ne sont que visages burinés, vêtures, pas toujours des guenilles, du moins simples et de couleurs sourdes. Cela sent la crasse, la pisse, les remugles d'une ville et d'un peuple écrasés de misère qui ont affronté en même pas un siècle, une révolte, celle de Masiello qui fut sur le point de l'emporter, et la peste, la peste noire.
Éloge de la pauvreté, de l'austérité ? Certes, mais ce n'est pas si simple : si partout en Europe les élites faisaient leurs délices du spectacle peint du peuple et de ses distractions grossières, on parlerait aujourd'hui du quart monde, l'empathie n'était pas au rendez-vous, mais plutôt un mépris qui renforçait la haute société dans son sentiment de supériorité et légitimait sa prééminence. La femme à barbe est une toile dérangeante qui montre un couple de ce qui semble être deux hommes barbus, ridés, entre deux âges, en fait le mari, son épouse et leur enfant qui tête un sein grotesque de par sa rondeur juvénile. La femme, victime d'un dérangement hormonal, a vu sa pilosité se développer de façon anarchique et contre toute logique l'a gardée. On remarquera que les époux sont bien habillés, de tissus luxueux, manifestement ils ont rentabilisé leur disgrâce au prix de son exposition et aussi au prix de l'estime de soi. L'image rend bien leur accablement, leur honte et le visiteur se détournera du spectacle, gêné par cet exhibitionnisme.
Ribera comme ses commanditaires avait un goût prononcé pour les scènes de violence : couronnement d'épines, déploration du Christ, tortures extrêmes, cela édifiait les fidèles à l'époque. Les scènes d'écorchements à vif frapperont, non seulement celles des martyrs, saint Barthélémy représenté trois fois, mais encore celle du satyre Marsyas qui avait eu l'audace de défier Apollon dieu de l'harmonie et de la beauté - on remarquera dans le coin de la toile, à droite, en arrière fond, les spectateurs horrifiés. Ribera a une manière très particulière de peindre la mythologie. Silène ivre est une scène d'anthologie : le demi dieu, un jeune homme nu, adipeux, laid, vautré sur un tissus bleuâtre, surveille sa coupe qu'un satyre quasi nu remplit, sous le regard de Pan et d'un adolescent ricanant. Un âne braie à gauche, à droite un visage féminin (une ménade?), seul personnage séduisant, regarde la scène. La puissance de la laideur fascine l'artiste : lui arrive-t-il, comme tant d'autres en Europe, de peindre une allégorie des cinq cens ? Celle de l'odorat ? Il portraiture un vieillard rigolard, en haillons, coiffé d'un chapeau cabossé et déchiré brandissant un oignon cru – oui ça sent... quand même, il pose sur le rebord de pierre, une fleur d'oranger... L'œuvre de Ribera par son goût de la provocation se situe, par moments, comme le pendant pictural du roman picaresque espagnol de l'époque.
Vers le mitan de sa carrière, l'artiste, sous l'influence des grands vénitiens de la renaissance, éclaircit sa palette, sans toutefois renoncer à son originalité, et produit quelques toiles séduisantes, l'Adoration des bergers du Louvre qui est tout en recueillement ému, la charmante Madeleine pénitente, loin des pulpeuses ermites de Simon Vouet, drapée dans de somptueuses soieries pourpres et indigos, lève les yeux au ciel avec confiance.
Le monde de Ribera est un monde de passions puissantes et tragiques, de grandeur et d'acceptation de la réalité la plus crue comme la plus noble. Un monde qui affirme sereinement, en dépit d'une certaine véhémence, la dignité d'une humanité marchant d'un même pas selon les préceptes d'un dieu tout puissant et d'une société brutale mais ignorant le doute. Certitudes illusoires ? Mais grandiose peinture.
Gilles Coÿne
- Allégorie de l'odorat, huile sur toile, vers 1615-1616, © collection Abello, Madrid, Photographie de l'auteur.
- Saint Jérôme et l'ange du jugement dernier, 1626, détail de la nature morte, huile sur toile, © Musei e real bosco di Capodimonte, photo de l'auteur.
- Maddalena Ventura et son mari, (la Femme à barbe), 1631, huile sur toile, Hôpital Talavera, fondation Medinacelli, Tolède, en dépot du musée du Prado Madrid ©, photographie de l'auteur.
- Silène ivre, 1626, huile sur toile, © Musei e real bosco di Capodimonte, photographie de l'auteur.
Ribera (1591-1652)
Ténèbres et lumières
5 novembre 2024 – 23 fécrier 2025
Musée du Petit Palais
Musée des Beaux-Arts de la ville de Paris
Avenue Winston-Churchill, 75008 Paris
- Tél. : 01 53 43 40 00
- Horaires et tarifs : du mardi au dimanche de10h à 18h, nocturnes vendredi et damedi jusqu'à 20h. Tarifs, 15 et 13€.
- Publication : Annick Lemoine et Maïté Metz dir. Ribera, ténèbres et lumière.- Paris, 2024, Paris-musées, 304p., 180 illustrations, 49€
- Animations culturelles : visites guidées, ateliers, concerts, conférences, consulter le site du musée.