El Greco (1541-1614) à Bruxelles
Pour honorer la présidence espagnole du Conseil de l'Union européenne, le Palais des beaux-Arts de Bruxelles a organisé une exposition sur Le Greco dont la carrière, on le sait, se déroula en Grèce, en Italie et en Espagne, tous pays qui cohabitent dorénavant dans l'Union européenne.
Passons, sur le séjour en Italie, où le peintre d'icônes s'initie aux lois de l'art renaissant : réalisme des personnages, compositions mises en perspectives selon les règles mathématiques. Bien qu'il soit passé dans l'atelier du Tintoret à Venise, qu'il ait observé et admiré les sculptures de Michel-Ange (mais non ses fresques) à Rome, disons-le, le style grêle, maniéré et confus de son Adoration des Mages ou de son Christ guérissant les Aveugles, n'intéresseraient guère aujourd'hui s'il n'y avait eu la suite tolédane. C'est pourtant au cours de ce séjour italien que le peintre va adopter les canons du maniérisme qu'il poussera jusqu'à ses plus extrêmes conséquences : allongement des silhouettes, déhanchements excessifs des corps, couleurs acidulées, structures instables des compositions, créant ainsi un univers dynamique et expressif. Il a su unir tous ces éléments pour les mettre au service d'une idéologie, celle d'une foi profonde, inquiète, militante. Cette dernière dimension échappera sans doute à l'amateur de notre début de siècle, il sera plus sensible à l'aspect insolite d'une peinture que la déstructuration du regard par l'art moderne et contemporain a rendue plus proche...
Le Gréco en arrivant en Espagne, attiré par le chantier de l'Escurial, va se fixer à Tolède où il travaille pour un public d'ecclésiastiques, d'érudits, de nobles, de communautés religieuses. Un public provincial, peu soucieux de ce qui fait la modernité d'alors. A quelques kilomètres de Madrid et de l'Escurial dont les chantiers drainent les artistes de l'Europe entière, et pourtant si loin... On n'aura garde d'oublier qu'il est le contemporain du Caravage, comme de la révolution classiciste des Carrache à Bologne.
Il connaît un vif succès et produit beaucoup grâce à la production quasi industrielle d'un atelier qui réunit de nombreux aides ; il mène une vie large et aisée, bien dans le siècle mais aussi bien éloignée de l'ascétisme qu'il prête à ses personnages. Et pourtant ce marchand, ce jouisseur – n'entretenait-il pas des musiciens? - a su donner une image de l'âme, unique dans l'histoire de la peinture (voir Une image, un regard)!
Un art de l'inquiétude.
Sur un fond noir, sainte Véronique, une jeune espagnole de bonne famille, le teint blanc, le cheveu sombre, la tête couverte d'un voile plissé transparent, tend le linge où vient de s'imprimer le visage de Jésus couronné d'épines. Rien de véhément, le visage du Christ est serein parfaitement irréaliste vu les circonstances, la sainte, un peu décalée, la tête inclinée, le regard lointain, semble curieusement étrangère. Une image de la sidération incrédule.
Dans la crucifixion on notera la masse compacte des nuages fuligineux dont les courbes accompagnent l'arabesque que dessine le corps du crucifié et amplifie le drame qui se déroule sur terre. Que l'on est loin des corps athlétiques de Michel-Ange dont tout cela procède cependant ; que dire aussi du paysage d'un vert arsénieux?
Même dans une composition plus pondérée telle celle de la sainte famille, l'artiste introduit des éléments de déséquilibre qui suggèrent l'inquiétude : Le voile de la Vierge retroussé de manière instable, Sainte Anne qui manque de tomber en se pendant vers l'enfant, le saint Joseph comme rejeté du groupe central et qui d'ailleurs détourne son regard, le ciel gris orageux...
Enfin avec l'Apostolado qui clôture l'exposition comme un feu d'artifice on sera séduit par le magnifique espace coloré que forment les douze solides gaillards aux profils taillés à la hache, vêtus de manteaux et de toges aux somptueux coloris. Ils se tournent vers le Sauveur, plus austère quand même... Ah ces jaunes citron, ces verts acides, ces bleus bizarres, ces carmins sanglants... La palette est étourdissante et d'un incroyable raffinement ; aucun peintre que ce soit d'hier ou d'aujourd'hui n'a pu s'en approcher. On notera aussi le jeu subtil des mains aux longs doigts, l'épée de saint Paul, une véritable nature morte à elle seule. Rien que pour cet Apostolado, l'exposition mériterait la visite...
Alors, malgré des absences criantes : la variante de l'Expolio montrée ici ne saurait remplacer le monumental original de la cathédrale de Tolède. Malgré, les tics modernistes : que dire de « l'espace total» qui prétend faire pénétrer le visiteur dans l'Enterrement du comte d'Orgaz, à défaut de montrer l'oeuvre? (Le Louvre a bien eu cette faiblesse il y a quelques mois avec la Vierge aux lapins du Titien!). Malgré tout cela, c'est une heureuse initiative qu'a prise la Galerie des Beaux-Arts de Bruxelles. Il faut faire vite, il ne reste plus que quelques jours.
Gilles Coÿne
San Pablo, © Toledo, museo del Greco
Le Christ en croix, 1610-14, © Toledo, museo de Santa Cruz
Le voile de Véronique, circa 1580, © Toledo, museo de Santa Cruz
El Greco
Domeniko Theotokopoulos 1900
Jusqu'au 9 mai 2010
Palais des Beaux-Arts
10, rue Royale, 1000 Bruxelles
Tél.: 00322 507 82 00
Internet : www.bozar.be
Publication : Catalogue (en français et en néerlandais), 2010, Bruxelles, éditions BAI, 200 p. 29,95€