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Cézanne et Paris
Cézanne est volontiers considéré comme le peintre de la Provence : le portraitiste de la montagne Sainte-Victoire, l'auteur des baigneuses, l'illustrateur de l'Estaque et de tant d'autres paysages méridionaux ; c'est sous l'influence de la lumière sèche du midi qu'il a élaboré cette facture prismatique qui sera si féconde pour le développement de l'art moderne. Pourtant Paris eut au moins autant d'importance pour le père de la modernité. Une très jolie exposition organisée au musée du Luxembourg fait le point de la question.
Après des études poussives en droit à Aix-en-Provence sa ville natale, Cézanne finit par obtenir de son banquier de père l'autorisation - et les moyens - de monter à Paris pour entreprendre des études artistiques. C'est son camarade de lycée émile Zola et quelques autres amis qui l'ont poussé à suivre une vocation irrépressible. Là il va rencontrer des artistes, des écrivains, ses mécènes, son marchand, et surtout, un climat d'émulation qui le stimulera. Et tout au long de sa vie il éprouvera la nécessité de faire de nombreux séjours dans la capitale : quelques, années, quelques mois, quelques semaines... En fait, bon an mal an, il y passera près de la moitié de son temps.
Paris est avant tout le lieu de sa formation, le lieu où il vient chercher une consécration que ne peut lui donner une petite ville comme Aix, consécration qui viendra tard, très tard. Dans un premier temps, il avait bien suivi les cours de l'école gratuite de dessin de sa ville natale, mais rien de très sérieux ; son professeur Gibert estimait même qu'il n'était pas mûr pour s'inscrire à l'école des Beaux-Arts de Paris. De fait, il sera refusé. Il s'inscrit donc à l'académie Suisse, nommée ainsi par le patronyme de son fondateur. C'était un atelier, bon marché, où les élèves travaillaient sur le modèle, à leur rythme et dans une atmosphère d'une grande liberté. Le Louvre, le musée du Luxembourg, seront ses véritables universités. Il y travaille chaque jour à copier et à étudier les maîtres anciens et modernes. « Le Louvre est le livre où nous apprenons à lire » dira-t-il plus tard. Toute sa vie il dessinera d'après les maîtres - Delacroix entre autres qui n'était pas encore au Louvre mais au Luxembourg consacré aux Modernes - pour « garder la main » et entrer dans leur familiarité. Quelques dessins sont ainsi exposés mais on sera surpris par la superbe copie peinte de la Bethsabée de Rembrandt. Le tableau venait juste de rentrer dans les collections du musée grâce au legs Lacaze en 1869. Dans cette petite copie, datée de 1870, rapidement brossée, il retrouve la pâte mordorée du Hollandais. La vieille femme que lave les pied de Bethsabée est pratiquement indiscernable, quasiment abstraite. Son intérêt pour une oeuvre qui était loin de faire l'unanimité à l'époque est caractéristique. Peut-être se sentait-il proche d'un artiste qui cherchait la beauté loin des apparences banales. La très célèbre toile Le Nègre Scipion, un modèle de l'académie dans un moment de repos, s'explique par ces lectures studieuses : L'homme somnolant appuyé à une masse blanche indistincte, le dos hardiment brossé, la pose abandonnée doit beaucoup aux grands baroques tout comme la surprenante Apothéose de Delacroix, une petite étude pour une composition plus grande qu'il n'a jamais entreprise.
Paris c'est aussi, pour Cézanne comme pour beaucoup de ses contemporains, la Femme avec un grand F. Ville de plaisir, ville où courtisanes, chanteuses et actrices défrayaient la chronique, ville des bars et des cafés-concert, elle a inspiré ses amis Impressionnistes. Non qu'il fut noceur, il était au contraire extrêmement timide et réservé et vivait loin du tapage nocturne de la « Ville lumière ». Mais comment être insensible à l'esprit d'une époque et d'un lieu? Une très étrange petite toile intitulée L'éternel féminin ou le Veau d'or dit bien sa fascination/répulsion. Une femme nue, aux chairs flasques, usées, affalée sous un baldaquin, les cuisses écartées est adulée par une foule masculine dans laquelle on reconnaît un évêque mitré. Un autre tableau, plus connu, Une moderne Olympia est plus séduisant mais tout aussi éclairant. Le titre fait référence à la peinture de Manet, artiste qu'il admirait et auquel il se mesure. Les éléments sont identiques : une femme nue, une servante noire, le chat noir métamorphosé en chien, un bouquet de fleurs, etc. Cézanne modifie profondément la scène : d'abord, il éloigne le sujet en peignant un premier plan très présent – canapé, sofa, guéridon baroque, draperies, vase de fleurs - ensuite il le tourne à 90° pour présenter une Olympia de face que la servante noire dévoile pour le spectateur assis (un autoportrait). On notera enfin contraste entre le salon au premier plan aux tons saturés et la scène du dévoilement peinte en tons clairs nacrés comme s'il s'agissait d'un spectacle onirique. Si Manet faisait du visiteur un voyeur, Cézanne se peint en voyeur - forme d'auto-dérision?
La Femme c'est aussi le modèle Hortense Fiquet dont il fit sa compagne, qui lui donnera un fils et qu'il finira par épouser. Le monumental Madame Cézanne à la jupe rayée se situe dans un tout autre registre, celui d'une déesse tutélaire de la famille impassible et digne : elle occupe toute la hauteur de la toile, le bord haut coupant même son chignon. Elles est assise, un peu décalée, dans un fauteuil rouge lui aussi désaxé mais dans l'autre sens, sur un fond d'un papier peint que l'on retrouve dans certaines natures mortes. Le contraste entre les couleurs froides de la robe, le rouge sombre du fauteuil, le léger déséquilibre de la construction donnent une vie paradoxale à cette effigie pétrifiée ; hiératisme du sans doute aux interminables séances de poses auxquelles il obligeait ses modèles.
Paradoxalement, Paris est peu présent dans son oeuvre, Il a peint plutôt la campagne qui l'entoure, les villages, les rivières... Le grand tableau où il a représenté Les toits de Paris de sa fenêtre, une composition toute en plans géométriques, quasi abstraite est une exception. Il partait avec ses amis sur les bords de l'Oise pour travailler sur le motif et on peut constater, au fil des salles le lent cheminement qui le conduira à son ultime facture : qu'y a-t-il de commun entre ses premières toiles à la matière lourde et sombre comme la Halle aux vins avec les représentations d'Auvers-sur-Oise, de Pontoise légères aérées, géométriques? Sinon le travail acharné d'une recherche exigeante?
Cézanne était un personnage bizarre, peu soigné, se moquant des conventions de la civilité, parfois grognon qui s'isolait facilement. Un de ses amis de jeunesse Marius Roux visait juste quand il déclarait : « Notre peintre ne procède que de lui-même. » Un être qui paraissait se tenir aux antipodes du monde parisien... Certes, mais Paris fut quand même le lieu où il s'est trouvé...
Gilles Coÿne
Bethsabée, d'après Rembrandt © Collection particulière
Madame Cézanne à la jupe rayée Boston, Museum of Fine Arts, Bequest of Robert Treat Paine, 2nd © 2011, Museum of Fine Arts, Boston
Le Quartier du Four à Auvers-sur-Oise, Philadelphia Museum of Art, Philadelphie, USA. The Samuel S. White 3rd and Vera White Collection, 1967 © Philadelphia Museum of Art
Cézanne et Paris
12 octobre 2011 – 26 février 2012
Musée du Luxembourg
19, rue de Vaugirard 75006 Paris
- Tél. :01 40 13 62 00
- Internet : www.museeduluxembourg.fr
- Horaires : du mardi au jeudi, de 10h à 20h ; du vendredi au lundi, de 9h à 22h.
- Tarifs : simple 12€ ; réduit, 7,5O€ ; famille, 31,50€, gratuité pour les enfants de moins de 13ans, voir la liste des autres bénéficiaires de la gratuité sur le site internet du musée.
- Publications :
Catalogue sous la direction de Denis Coutagne, commissaire de l'exposition. Paris, 2011, RMN-Grand Palais, 224p., 39€.
Marilyn Assante di Panzillo, Album de l'exposition, Paris, 2011, RMN-Grand Palais, 48p.,€ ; Cézanne et Paris, Le petit Journal, 8p., 3,50€.
Maryline Assanti di Panzillo : Cézanne et l'argent, Paris, 2011, RMN-grand Palais, 140p., 9,90€.
Alain Mothe : Ce que voyait Cézanne, les paysages impressionnistes à la lumière des cartes postales de l'époque. Paris, 2011, RMN-Grand Palais, 168p., 16€.
Denis Coulange : Cézanne et Paris. Paris, 2011, RMN-Grand Palais/Gallimard, hors série Découvertes, 8,40€.
Michel Hoog : Cézanne « Puissant et solitaire ». Paris, 2011, RMN/Grand Palais, 116p., 14,30€.
- Publications jeunesse :
Mila Boutan : Cézanne et moi. Paris, 2011, RMN Grand Palais, 48p., 13€
Marie Sellier : Mon petit Cézanne. Paris, 2011, RMN Grand Palais, 48p., 10€
Claire Durand-Ruel : Je m'amuse avec Cézanne. Paris, 2011, RMN Grand Palais, 48p., 13€
- Applications mobiles :
e-catalogue de l'exposition, application iPad, 19,90€
e-album de l'exposition, 4,99€