Une image, un regard
La « Vague » de Hokusai (en marge de l'exposition du Grand Palais)
Une vague énorme, écumante, terrifiante se dresse tel un monstre fantastique avec ses bras crochus avant de déferler, pour les engloutir, sur trois frêles embarcations où s'agite un petit peuple de bonhommes. Dans le lointain, la silhouette maternelle du mont Fuji, amer rassurant, sein primordial, rappèle que la terre ferme, l'élément solide, n'est pas loin. « Sous la vague au large de Kanagawa » de la série des trente–six vues du mont Fuji, plus connue sous le nom simplifié de « La Vague », a statut d'icône aujourd’hui. Sa diffusion sur la planète entière témoigne de son succès : tout le monde l’a vue une fois et n’a pu être qu’impressionné par sa force expressive. Elle est utilisée et réutilisée dans tous les domaines possibles et imaginables, qui vont de la publicité à la bande dessinée.
Une image forte, symbolique du Japon, un pays toujours sous la menace d’une catastrophe naturelle - tsunami mot qui a fait le tour du monde a été emprunté à la langue japonaise -, image d’une grande expressivité dont la portée plus générale montre la fragilité des entreprises humaines face à la puissance de la nature. Outre la superbe et puissante courbe de la masse d’eau on remarquera la façon dont l’écume a été représentée par des sortes de griffes ou par des bras crochus d'une extrême agressivité. La silhouette conique de la montagne, le Fuji Yama, montagne sacrée des Japonais, qui se dresse solitaire, les pentes couvertes de neige, apporte un peu de stabilité à ce monde mouvant. La terre est là, pérenne, rassurante, inquiétant parfois, elle domine le cœur du pays.
Le Fuji est pour les Japonais plus qu'une montagne. C'est une entité sacrée, un personnage, un être mythique : symbole des forces cosmiques que vénère le shintoïsme, la religion officielle du pays. Depuis les origines, la montagne a inspiré les écrivains comme les artistes. Sa masse immuable offrait aux Japonais, en cette période de l'ère Edo où ils étaient confrontés à des troubles sociaux et économiques, un sentiment de stabilité et de sérénité. Le culte dédiée à la montagne prenait essentiellement la forme d'un pèlerinage et les pèlerins achetaient à titre de souvenir une ou plusieurs gravures comme chez nous on ramenait et on ramène encore des images de Lourdes. La série de Hokusai comportait trente-six vues alors que celle de son contemporain et concurrent Hiroshige en comptait cent. Vraisemblablement le maître avait le projet d'en augmenter le nombre, puisqu'en fait il en a gravé quarante-six ! Hiroshige se vantait d'avoir simplement reproduit la nature alors que son concurrent aurait sombré dans la facilité en donnant des lieux une image très (trop?) personnelle.
Hokusaï avait plus de soixante dix ans au moment où il créa l'ensemble des vues du Fuji. Il est au sommet de sa carrière et la gravure démontre sa maîtrise des moyens propres à ce médium : simplicité des formes efficaces et expressives, emplois de couleurs rares qui vibrent au contact les unes des autre ; en fait une variation opposant un bleu sonore à des bruns délavés et des jaunes atténués, le tout architecturé par de profonds noirs. On se rappèlera à ce propos que Hokusai jeune avait débuté sa carrière en gravant des blocs de bois servant à l'impression des estampes et que c'est ainsi qu'il acquit son extraodinaire maitrise.
Gilles Coÿne
Hokusai (1860 – 1849) Sous la vague au large de Kanagawa, série Trente-six vues du mont Fuji, Estampe nishiki-e, de format ôban (25,9 sur 37,2 cm), signature Hokusai aratame litsu hitsu, début de l'ère Tampo (vers 1830 – 1834), éditeur : Nishimura-ya Yohachi, © Londres, Victoria and Albert Museum