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L'automne de la Renaissance
Pour le grand public cultivé, Nancy est un admirable exemple d'urbanisme au siècle des Lumières, c'est aussi une des capitales de l'art nouveau avec des figures emblématiques telles que les Gallé et les Majorelle. Ce que l'on sait moins c'est que la ville connut un autre âge d'or à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Nancy, alors capitale d'un duché indépendant, même si les rois de France en acquérant les trois évêchés avaient commencé à le grignoter, fut une des villes où le maniérisme tardif s'est développé d'une manière remarquable. Une série de quatre expositions illustrent ce moment où la ville vécut au rythme de l'Europe du nord. « L'automne de la Renaissance », selon la jolie formule de ses organisateurs et qui s'intéresse plus particulièrement aux arts plastiques, se tient au Musée des Beaux-Arts. Une centaine d'œuvres, tableaux, dessins, gravures, sculptures replacent l'art nancéien dans ce contexte européen. Les œuvres exposées ici le sont souvent pour la première fois en France pour certaines d'entre elles, d'autres, issues de musées de province où elles étaient isolées au sein de collections dont les points forts se situent ailleurs, retrouvent de par cette juxtaposition une signification et une force nouvelles : un panorama significatif d'un moment de l'histoire de l'art européen rarement illustré nous est ainsi proposé.
La seconde moitié du XVIe siècle voit l'émergence d'une nouvelle génération d'artistes en Italie qui se met à l'étude des grands prédécesseurs, les Vinci, les Raphaël et surtout Michel-Ange : à la fois Protée et Hercule de l'art, ce dernier ouvre par son énergie des voies plus expressives à la Renaissance. Les corps musculeux et tourmentés de la chapelle Sixtine, ses statues, reproduits par la gravure et diffusés en Italie comme dans le reste de l'Europe ont un impact décisif sur la génération de la fin du siècle. La participation d'artistes nordiques à ce mouvement est aussi nouveau : jusqu'alors les deux traditions, la nordique et l'italienne - même si elles se connaissaient et s'appréciaient, voire s'influençaient - se développaient de façon parallèle ; dorénavant artistes Flamands et Allemands, ne viennent pas seulement se perfectionner en Italie, ils y font aussi carrière avant de revenir dans leur pays ou de s'installer dans une des nombreuses cours princières européennes. Florence est la ville où nait cet art élégant, bizarre, paradoxal, qui se répand en moins d'une décennie. Un art de cour où la fête, le théâtre ont autant d'importance que les créations plus pérennes des disciplines classiques. La Florence des Médicis, mais aussi la Vienne des Habsbourg, la Prague de Rodolphe 2, le Londres d'élisabeth d'Angleterre, le Paris de Henri IV et de Marie de Médicis, le Nancy des Ducs de lorraine, dessinent une nouvelle géographie de l'élégance et du paradoxe.
Suivons la carrière d'un de ces artistes nordiques : Bartholomäus Spranger (1546 – 1611), figure emblématique de l'époque, est représenté ici par plusieurs toiles et des dessins. Né à Anvers il se forme dans sa ville natale auprès de Jean Mandyn, un élève de Jérôme Bosch, puis de Frans Mostaert et sans doute Cornélis van Dalen. Il quitte sa ville natale pour Paris, puis l'Italie – Milan, Parme, Rome où il est le protégé du cardinal Alexandre Farnèse -, enfin il est appelé par les Habsbourg, l'empereur Maximilien II à Vienne, puis son successeur, Rodolphe II à Prague. Ce dernier a créé dans la capitale de la Bohème un des univers culturels les plus brillants de l'époque. C'est là qu'il s'éteindra. Outre un auto-portrait frémissant de sensibilité où il se représente comme un personnage inquiet (sa vie personnelle s'acheva dans la tristesse), on s'attardera sur la grande toile où Angélique et Médor inscrivent sur l'écorce d'un arbre les traces de leur amour (vers 1580). La scène, récurrente dans l'art de l'époque, est tirée du Roland furieux de l'Arioste, un long poème faisant alors les délices de l'élite. Les deux personnages entrelacés de façon aussi arbitraire que déséquilibrée, à peine vêtus de quelques linges, s'étreignent en un équilibre instable et peu naturel. On remarquera l'anatomie des amants, musculeuse et héroïque, la polychromie raffinée des voiles qui mettent en valeur plus qu'ils ne cachent, la douceur de leurs couleurs - corail, bleu, blanc – qui se répondent et se complètent : chaleur du côté d'Angélique, froideur du côté de Médor, enfin l'érotisme de la composition. Tout ceci explique comment cet art a pu séduire, séduction qui ne nous laisse pas insensible aujourd'hui.
Ce genre de tableau permet de replacer dans son univers et de comprendre le quasi grotesque portrait de Henri IV, en dieu Mars, peint à Paris par le Français Jacob Bunel (vers 1605-6). L'artiste transforme le monarque, un des plus grands de notre histoire certes mais que la tradition décrit comme un satyre grisonnant, malpropre, grossier, courant après tout ce qui bouge dans la gent féminine, en Amadis des Gaules assis en une pause contournée, vêtu à l'antique de couleurs acidulées – rose thyrien, bleu soutenu -, assis sous une tente de soie verte à lambrequins et pompons, foulant une élégante armure d'acier bruni que réchauffe le plumet rouge du casque. Le contraste est total entre le réalisme du visage et le raffinement, voire l'affèterie, de la composition. C'est peut-être en cela que réside son charme ambigu.
Plus artificielles encore sont les figures féminines du Lorrain Jacques Bellange (avant 1575 – 1616), peintre, dessinateur, graveur, dont l'essentiel de la carrière s'est déroulée à Nancy au service des Ducs. Il imagine un monde extravagant où évoluent des femmes fantasmatiques – courtisanes comme saintes ou martyres. Longues silhouettes cambrées ventre en avant, vêtues d'oripeaux déchiquetés, coiffées d'extravagants chignons. Leurs visages expressifs sont tout aussi typés : menton petit, rond, front haut, yeux en amandes disposés en accent circonflexe, nez petit et pointu. Bref des créatures bizarres, inquiétantes dont les charmes alambiqués ont tout pour plaire aux héritiers du surréalisme, épris d'insolite, que nous sommes.
Le visiteur ne se méprendra pas, ce monde coloré, plein de fantaisie, où une vie inimitable se déroule comme dans un rêve en une fête perpétuelle, dans un luxe exacerbé, est un monde d'une cruauté insupportable, au bord du gouffre : la Réforme et les guerres qui ont suivi ont fait de l'Europe un champ de ruines. L'Espagne s'épuise à lutter contre l'Angleterre d'élisabeth et les provinces révoltées des Pays bas, la France sort de 40 ans de luttes religieuses, quant à l'Italie, il n'y a pas à s'y tromper, ces principautés si brillantes qui donnent le ton ne sont plus que les vassales de l'Empereur, enfin le Turc s'avance dans les Balkans. Pour l'heure, Jacques Callot illustre les fêtes que Cosme de Médicis donne à Florence avant de graver dans quelques années, avec une implacable minutie, les Grandes misères de la guerre...
Gilles Coyne
- Bortholomäus Spranger : Angélique et Médor, Munich Bayerische Staats-gemäldesammlungen, Alte Pinekothek, © BPK Berlin
- Jacob Bunel, Henri IV en Mars, Pau, musée national du château © Musée national du château / cliché Jean-Yves Chermeux
- Jacques Bellange : Réunion de femmes, Paris, musée du Louvre, D.A.G. © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / cliché Gilles Berizzi
L'automne de la Renaissance
D'Arcimboldo au Caravage
4 mai au 4 août 2013
Musée des Beaux-Arts de Nancy
3, place Stanislas – 54000 Nancy
- Tél. : 03 83 85 30 72
- Fax : 03 83 85 30 76
- internet : www.mban.nancy.fr
- mail : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.
- Horaires et tarifs : ouvert tous les jours sauf le mardi de 10 à 18h, fermeture le 14 juillet, nocturne le vendredi 5 juillet. 6€ et 4€, audio-guide en français, anglais et allemand, 1€ supplémentaire. Visites commentées, 1,6€ par personne. Gratuité le premier dimanche de chaque mois.
- Publication : catalogue, textes de Patricia Falguières, Flore Colette, Guillaume Kazerouni, Lena Widerkehr, Somogy, 400 p., 260 illustrations, 39€