Expositions
Picasso (1881 - 1973) – Giacometti (1901 - 1966)
L'un, l'aîné, était l'artiste arrivé, l'icône de la modernité, le vainqueur des combats qui renouvelèrent l'art, l'autre piaffait d'impatience et se cherchait dans ce Paris de l'entre-deux-guerres si turbulent, si paradoxal où se côtoyaient un retour à l'ordre des révolutionnaires d'hier et la dé-construction iconoclaste du surréalisme. Pendant vingt ans Picasso et Giacometti se fréquentèrent, quasi quotidiennement à certaines époques, puis, comme le déclara plus tard un Giacometti plus mûr, désenchanté, « Ben, vous savez l'amitié avec Picasso, hein... » C'est cette histoire d'amitié et de création que relate l'exposition de musée Picasso. Celle qui unit deux « monstres » de l'art contemporain de 1930 à 1950 dont les personnalité furent à la fois si opposées et si proches mais unies dans un même questionnement : Qu'est-ce que la modernité ?
L'exposition ne se borne pas à retracer ce moment privilégié dans la vie des deux artistes, mais aborde leur œuvre dans son ensemble, avant et après cette période si riche si formatrice pour le plus jeune. Le face à face de leurs deux autoportraits lors de leurs vingt ans respectifs est concluant : le portrait de Picasso (1901) - une des toiles majeures du musée éponyme de Paris, avec son cadrage décalé, la présence inquiétante du maître semblant surgir du fond bleu verts, tel un spectre au regard fixe quasi halluciné - est bien différent de celui de Giacometti (1921) où le jeune homme, dans une pose aussi maniérée qu'inconfortable met la dernière touche à un tableau. Il occupe quasiment tout l'espace de la toile et nous regarde comme s'il exécutait notre portrait. Son regard lourd d'application interroge, soupèse, évalue. Nous ? Ou bien plutôt son avenir ?
Giacometti, de nationalité suisse, venu à Paris pour parfaire sa formation de sculpteur et aussi pour échapper, peut-être, au magistère de son père - un des génies du post-impressionnisme symbolique très connu dans les mondes germaniques et italiens mais quasi ignoré chez nous, il faudra bien qu'un jour une exposition lui soit consacrée à Paris. Le jeune homme suit les cours d'Antoine Bourdelle pendant cinq ans, et au milieu de ce Paris foisonnant, véritable Babel de l'art où voisinent toutes les nationalités, tous les mouvements, se cherche, tâtonne, hésite : figuration épurée ? Compositions de formes abstraites dites « cubistes » ? Brutalisme du Couple en taille directe dans un bloc de pierre ? Ou fauvisme de la Tête de Flora Mayo, ou de la peinture Nature morte aux pommes ? Voire l'abstraction ? Finalement il se sent plus à l'aise dans le surréalisme dont il donne quelques œuvres phares. La Femme égorgée (1933), bronze dérangeant, marque l'acmé de cette dernière production par une note d'horreur. Cette sculpture qui évoque quelque squelette de scorpion a trouvé plus tard, bien après la mort de l'artiste, une résonance dans quelques photos du génocide rwandais. Prescience d'artiste devant les drames à venir, guerres, exécutions de masse, génocides, l'horreur qui allait marquer la seconde moitié du XXe siècle ? Théâtre de la cruauté a-t-on dit ? Pas seulement...
Il découvre lui aussi ce que l'on appèle aujourd'hui les arts premiers ; ces arts qui tentent de signifier la réalité avec d'autres moyens que ceux de la tradition réaliste occidentale. L'aisance avec laquelle Picasso s'empare des lignes de quelques masques africains pour peindre les visages des Trois figures sous un arbre (1907-08), toile carrée contemporaine des Demoiselles d'Avignon, est sans commune mesure avec le textuel de la Femme cuiller (1927) d'Alberto Giacometti qui reprend, jusqu'au titre, les formes des cuillers monumentales des Baule et des Dan en Côte d'Ivoire, en faisant abstraction de leur sens profond.
Giacometti, qui commençait à se faire une place sur la scène parisienne, rencontre pour la première fois, en compagnie de Mirὀ le 15 décembre 1931, Picasso. Leur relation va s'intensifier et quand ce dernier travaillera plus tard sur le Guernica, il retiendra la leçon du Malaguène et la fera sienne : privilégier l'émotion sur la simple représentation des faits. L'immense tableau, poème, cri de révolte devant la mort brutale, la souffrance inouïe et inexcusable, le crime d'état est peut-être la plus belle toile du XXe siècle, mais assurément la plus marquante, la plus symbolique.
En dépit de la vive admiration et de l'amitié qu'ils partagèrent pendant tant d'années, c'étaient deux personnalités très différentes, voire antagonistes. Malgré la fascination qu'il éprouvait pour son aîné - « Il m'étonne, il m'étonne comme monstre - le plus jeune sut garder sa personnalité. En premier lieu il faut remarquer que leurs démarches respectives étaient profondément différentes : Giacometti est avant tout un sculpteur, même si une grande part de sa production est consacrée à la peinture, tandis de Picasso verrait plutôt en la sculpture un moyen d'aller plus loin, de dépasser le cadre étroit du tableau, de lui donner une dimension supplémentaire. Si leurs aires de jeu se recoupent, leur démarches sont très différentes et s'ils partagent un certain nombre de thèmes, de sujets qui les hantent, comme la Mort, l'éros, ils divergent sur le plan de l'affect. Prenons la Mort, tous deux ont sculpté une tête de mort. Celle de Giacometti, traitée de manière cubiste, plus intellectuelle est moins effrayante que celle de Picasso, à demi décomposée, comme extraite de la tombe, mais elle est signe et sa portée est plus générale. De même l'icône que Picasso a peinte en hommage à son ami Casagemas (1901), suicidé par amour, ou le crâne de mouton, et les natures mortes aux crânes, sont plus dérangeants que les dessins de Giacometti sur Braque sur son lit de mort, assez académiques, mais la Tête sur tige de ce dernier semble vomir toute l'horreur d'un âge de fer. C'est que le Malaguène, héritier d'une sombre tradition espagnole, plus sauvage, est peut-être trop virtuose, l'autre, en revanche, plus sincère.
À la différence du maître de Malaga, Giacometti ne joue pas. À la tranquille certitude, la désinvolture ludique, le renouvellement perpétuel de l'un répond l'inquiétude, le questionnement sans fin de l'autre. Il y a quelque chose de hiératique en ce dernier, d'intemporel, une sorte de gravité véhémente comme le montreront les ultimes créations, ces silhouettes rugueuses, grumeleuses, effilées, d'hommes et de femmes, debout comme au garde-à-vous, marchant sans fin, sans rémission, femmes assises muettes, intemporelles, tous d'une étonnante présence. Et c'est un poète, Jean Genet, qui a le mieux résumé le monde de Giacometti figé dans l'éternité : « Une statue dans une chambre et celle-ce devient un temple. »
Gilles Coÿne
- Pablo Picasso, , Autoportrait, Paris, fin 1901, Huile sur toile, Musée national Picasso-Paris © Succession Picasso 2016
- Alberto Giacometti, Autoportrait, 1921,Huile sur toile, Alberto Giacometti-Stiftung, Zurich © Succession Giacometti (Fondation Giacometti + ADAGP) Paris, 2016
-- Alberto Giacometti, Femme égorgée, 1933, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, Paris © Succession Giacometti (Fondation Giacometti + ADAGP) Paris, 2016
- Pablo Picasso, Trois figures sous un arbre, Paris, , Hiver 1907-1908, Huile sur toile, Musée national Picasso-Paris © Succession Picasso 2016
Picasso – Giacometti
Jusqu'au 5 février 2007
Musée Picasso
5, rue de Thorigny, 750003 Paris
- Tél. : 01 85 56 00 36
- internet : www.museepicassoparis.fr
- Horaires et tarifs : tous les jours sauf la lundi de 10h30 à 18h (de 9h30 à 18h en période de vacances scolaires), fermé le 25 décembre 2016, 1r janvier 2017. tarifs, 12€50/11€ (tarif réduit). Possibilité de réserver son billet sur www.billetterie.museepicassoparis.fr
- Publications : Serena Bucalo-Mussely et Virginie Perdrisot dir., Catalogue, coédition Musée national Picasso-Paris/Flammarion, 388p., 200 ill., 39€.
- Activités autour de l'exposition : Visites guidées, conférences, etc. voir le site du musée pour la programmation.