Expositions
Jacques Monory (1924-2018)
En ces temps de canicules la fondation Maeght à Saint-Paul de Vence est un véritable havre. L'ombre des hauts pins centenaires, la brise venue de la mer présente loin, loin, là, à l'horizon, le murmure de la fontaine de Mirò, la gazon où s'ébat tout un peuple de sculptures – véritable musée à ciel ouvert de l'art contemporain -, enfin l'architecture de Sert, l'artiste catalan, dont on ne sait s'il s'agit d'une villa, d'une école, d'une église, d'un palais moderne ou d'un temple ; allez... osons l'image éculée d'un temple de l'art... Tout cela, loin du tohu-bohu des plages, offre une halte salutaire pour qui veut bien s'abstraire de la foule et s'offrir le luxe d'un moment réparateur. L'œuvre de Monory, l'homme qui sut extraire des faits divers et des catastrophes contemporains une réflexion sur le monde d'aujourd'hui, exposée en majesté trouve ici une cadre idéal où peut se déployer les séductions bleutées de ses grandes compositions.
Monory est résolument un peintre figuratif, il appartient à cette génération de jeunes insolents qui, au cours des années soixante et soixante-dix, ont rompu avec l'art abstrait auquel ils reprochaient d'être devenu un nouvel académisme ; malgré le soutien d'André Breton, ils prenaient aussi quelques distance avec un certain Surréalisme qui, sous l'influence de Salvador Dali, devenait une simple mode aussi tapageuse qu'amusante et avait abandonné toute critique radicale du monde tel qu'il allait. Ils reprochaient à ces mouvements de ne s'adresser qu'à une élite cultivée et prospère et d'avoir renoncé à toucher le simple quidam. Refusant aussi la starisation qui transformait les artistes en « Peoples » comme on dit aujourd'hui ; certains de ces créateurs avaient poussaient le souci de l'anonymat pour rompre avec le système du commerce de l'art plaçaient leur production sous un nom collectif : Commune de Malassis, Equipo Cronica...
Eduardo Arroyo, qui avait mal à son Espagne alors sous la férule d'un Franquisme agonisant, Hervé Télémaque, le Haïtien, révolté par le racisme, le colonialisme et la transformation des pays du Sud en destination touristiques et en bordels bon marché, L'Allemand Peter Klasen fasciné par la beauté de l'objet technique mais refusant la réification du corps humain, l'Islandais Errò aussi profus qu'engagé, le Français Gilles Aillaud qui faisait des animaux emprisonnés dans les zoos le symbole de nos contemporains voués à l'enfermement du Métro Boulot Dodo... Ces artistes, dont cette simple énumération n'est nullement exhaustive mais montre le cosmopolitisme et la variété de leur inspiration, se réunissaient sous une bannière commune, La Figuration narrative. Des liens d'amitié très forts les réunissaient - ils allaient chez les uns et chez les autres, fréquentaient les mêmes cafés – et ils se retrouvaient volontiers dans la formule d'Hervé Télémaque : « Tout est politique. » ; on était à la veille de mai 68, ne l'oublions pas, le vieil ordre patriarcal craquait de toutes parts et l'on avait l'illusion que l'ignoble capitalisme agonisait.
Jacques Monory était un dandy, toujours impeccablement vêtu, à la différence de beaucoup de ses amis ; il s'en retrouve quelque chose dans sa production qui malgré la violence des sujets est marquée d'une sorte d'élégance naturelle. Il est rentré tard dans la peinture : formé dans une école d'arts appliqués, c'est au terme d'un travail pendant dix ans pour l'éditeur d'art Robert Delpire - il y a rencontré l'élite artistique parisienne - qu'il se met à peindre. Il œuvre, principalement, à partir de photos, les siennes ou celles des magazines, qu'il projète sur la toile à l'aide d'un épiscope (les peintres français découvrent à ce moment l'appareil ramené de New York par Hervé Télémaque où il était d'un usage courant chez les artistes américains). Il apparie les images en des montages sophistiqués, parfois difficiles à lire pour qui n'en connaît pas les codes. On songe bien entendu aux collages surréalistes, mais la logique de Monory, bien éloignée de la ligne de rupture de ces derniers, obéit à des impératifs différents : Monory n'est pas iconoclaste, il cherche simplement à dire.
Les compositions de Monory sont monumentales, elles peuvent atteindre dix mètres, voire plus. Elles s'étalent volontiers en largeur adoptant ainsi un format proche de celui du cinémascope qui surgit à ce moment-là. Ces vastes surfaces sont fractionnées en plusieurs châssis, sur lesquels, parfois, le sujet se développe sans solution de continuité : Opéra glacé, n°8. Opéra Furia (1975, 1m95 sur 3m42) peint sur trois toiles accolées, représente en arrière fond l'opéra Garnier à Paris, tandis qu'à gauche un immeuble s'effondre, en haut à droite dans un insert, une diva sourie à ce que l'on peut penser être une foule enthousiaste, un fin rayon blanc raye en diagonale le sujet. D'autres fois, les différentes toiles déclinent plusieurs variations d'un même thème : Death Valley, n°1 (1974, 1m70 sur 4m90) s'organise autour d'une grande reproduction du fameux Chevalier et la Mort de Dürer, avec, à gauche une route rectiligne dans un paysage désertique fonçant vers un lointain montagneux et de l'autre des crânes d'animaux exposés dans ce qui semble être un musée scientifique enfin une scène énigmatique d'un homme debout dans une Station Service, tenant un chien sans doute policier. Ce Road movie de la mort auquel l'artiste nous convie dit la fascination de l'artiste pour les états-Unis, sa littérature noire, son cinéma, sa technique, sa vitalité excessive.
Le peintre procède par séries où il décline les avatars d'un thème récurrent : Technicolor, Death Valley, Ciel, Tigre, Noir, Opéra glacé, Catastrophe, Meurtres, Les Premiers numéros du catalogue mondial des images incurables etc. Cela a des allures de poème surréaliste, s'en est peut-être un... un poème tragique qui décline les faces de la violence consubstantielle au capitalisme. Il peint, il colle, il accole, il retourne, il déchire la toile, la soulève en une feinte déprédation, la double d'un miroir où le visiteur se reflète, il plaque des tiges de bois, des boules enfin il peut la cribler de balles en une sorte de rage froide.
Monory n'est pas à proprement parler un coloriste au sens traditionnel du terme. Il peint le plus souvent en camaïeu d'un bleu spécifique en touches lisses, presque le glacis des classiques – on parle d'un bleu Monory comme on parle d'un bleu Klein -, sans pourtant qu'il ignore d'autres couleurs, un magenta, un jaune, un vert, utilisés de la même manière. Par la magie de ce bleu, il sourd de l'ensemble une froide élégance, comme une distanciation glacée qui paradoxalement nous concerne. Et quand on analyse plus soigneusement ces toiles, les détails incongrus rendent encore plus étranges ces vastes compositions que l'on ne peut réduire à la simple contestation d'une influence états-unienne et de l'ordre qu'elle génère. Ce sont des poèmes, avec ce qu'il faut de mystère, d'irrationnel, d'inexplicable, d'incongru.
Gilles Coÿne
Jacques Monory
1r juillet – 22 novembre 2020
Fondation Marguerite et Aimé Maeght
623, chemin des Gardettes, 06C570 Saint-Paul-de-Vence
- Tél. : 04 93 32 81 63
- Internet : www.fondation-maeght.com
- Horaires et tarifs : ouvert tous les jours de 10h à 18h. Fermeture exceptionnelle possible consulter le site avant. Plein tarif, 16€ ; tarif réduit, 11€ groupes de plus de 10 personnes, enfants de 10 à 18 ans, étudiants, presse, guides conférenciers ; gratuité, enfants de moins de 10 ans, personnes handicapées, membres de la Société des Amis.
- Publication : catalogue, préface d'Adrien Maeght, textes de Laurence d'Ist et de Jean-Christophe Bailly, éditions Fondation Maeght, 144p., 28€.