Expositions
En Regards
Deux collections une seule passion
C'est peu de dire que les Français d'aujourd'hui n'aiment pas l'art actuel : ils ne le comprennent pas, ne le trouvent pas beau, et, souvent, parlent d'imposture. Aussi faut-il saluer l'heureuse initiative du musée des beaux-arts de Bordeaux et du FRAC Aquitaine qui en conjuguant leurs collections proposent une exposition stimulante : En Regards met en relation des oeuvres actuelles et anciennes. De cette confrontation, de ce dialogue, naît une connaissance approfondie qui dépasse les clivages de l'histoire de l'art traditionnelle.
Prenons quelques exemples : le face à face de Holothurie 2000 de Mathieu Mercier (né en 1970) avec la Composition n°35 - datant de 1928/9 - de Jean Gorin (1899-1981) est troublant. Certes l'aquarium où évolue l'animal rappelle les lignes orthogonales de l’austère et belle composition du plasticien nantais. Mais l'opposition qu'offre l'animal informe et ondoyant avec la rigueur des lignes noires qui se croisent et les formes géométriques aux couleurs élémentaires du disciple de Mondrian est totale : l'une affirme la primauté du vivant, de l'évoluant, l'autre tente de trouver les règles d'une beauté objective, pérenne, libre de tout sentiment. Opposition signifiante pour le regard comme pour la compréhension des oeuvres.
Trois oeuvres maintenant : Un petit, mais précieux, tableau de Chardin (1699-1779) « Nature morte au carré de viande », une grande toile anecdotique d'un maître secondaire de la fin du XIXe siècle « Un coin des Halles » de Victor-Gabriel Gilbert (1847-1933), une grande photo d’éric Poitevin (né en 1961) représentant un mouflon abattu et pendu par les pattes. Tous trois déclinent un thème courant de la peinture occidentale : le trophée de chasse, le portrait des éléments du bien vivre culinaire.
Mais que de différences ! Dans l'ombre fraîche d'une souillarde obscure une côte de boeuf pend à un crochet. Sur une étagère, différents récipients de cuisine, des légumes, un linge qu'une lumière rare accroche surgissent de l'obscurité. Gilbert, lui, représente une accorte servante, jolie et simplement vêtue venant faire le marché pour la famille bourgeoise qui l’emploie. Elle passe ou plutôt elle pose, devant l'étalage d'une marchande de volailles où sont accrochés par grappes, lapins, lièvres, dindes, poulets. Enfin l'image du mouflon proposée par éric Poitevin est tragique : l'animal pendu par les pieds dans une atmosphère blanche, glaciale, perd encore du sang qui se répand sur le sol. Procès-verbal d'un crime écologique, condamnation sans appel de la gratuité cruelle de la chasse.
Disparité identique pour la facture : le blanc cryogénique et de la photo d'éric Poitevin s'oppose aux coloris sourds et riches, à la matière onctueuse de la peinture de Chardin, elle-même étrangère au faire trop lisse de Gilbert.
Et pourtant ces trois oeuvres, si l'on y réfléchit bien, rappèlent cette vérité première qu'il faut tuer pour vivre et que, sous le vernis de la « civilisation », le monde repose toujours sur la dialectique proie/prédateur. Le voisinage du mouflon pendu, par son réalisme et sa présence, fait découvrir dans le tableau de Chardin une charge dramatique qui dépasse la simple poésie du quotidien que l'on y voit habituellement.
Signalons aussi la façon dont le grand tableau de Daniel Schlier (né en 1960), Inakale II, s'insère dans la série des arbres exposés ici : ce grand totem brutal sur les branches duquel sont disposés des masques ricanants, où pendent des cravates (rappelons qu'il est d'usage en Orient d'attacher des morceaux de tissus sur des arbres et des buissons sacrés), ne démérite pas devant le Chêne foudroyé du Hollandais Van Goyen (1596-1656), pas plus que devant le saint Sébastien d'Odilon Redon (1840-1916). Dans ces trois œuvres, l'arbre est acteur d’un discours qu'il souligne, voire amplifie : chez le Hollandais le chêne quasi desséché affirme la vacuité de l'art de la chiromancienne qui officie à ses pieds, tandis que chez le Symboliste Redon les branches desséchées amplifient le mouvement des bras du martyr en un écho funèbre. Quant à Schlier, plus pessimiste encore : l’arbre offre un refuge bien précaire aux gnomes angoissés qui se sont réfugiés dans ses branches. Il ne les protègera pas longtemps du danger que fait planer l’avion militaire…
Il est impossible de proposer ici une analyse complète de toutes les oeuvres montrées. Il faut savoir cependant que les comparaisons se font dans des registres divers dont l’humour n’est pas toujours absent : l’autoportrait d’Albert Marquet retrouve sa charge ironique grâce à la vidéo du Belge Jacques Lizène (né en 1946).
Le document qui est donné au visiteur en entrant est très complet et utile. Mais il faut savoir s’en abstraire pour se laisser aller à ses émotions, à son plaisir, à sa sensibilité. Que l’on n’oublie pas que l’art est avant tout dialogue ou chacun apporte ce qu’il a en dehors de tout dogmatisme.
Gilles Coÿne
Jean Gorin - Composition 35 © musée des beaux-arts Bordeaux. Photo : Frédéric Deval.
Jean-Baptiste Siméon Chardin - Nature morte aux morceaux de viande, 1730. © musée des beaux-arts Bordeaux. Photo : Fr. Deval.
Odilon Redon - Saint Sébastien, 1910. © musée des beaux-arts Bordeaux. Photo : Fr. Deval.
En regards, deux collections une seule passion
6 mai – 12 septembre
Galerie des beaux-arts
Place du colonel Raynal 33000 Bordeaux
Tél. : 05 56 69 51 60
Internet ; www.bordeaux.fr
Horaires : tous les jours sauf mardi de 11h à